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part pour l’Australie ou le Saxon qui part pour l’Amérique sont peut-être moins téméraires que le Provençal qui prend le train pour Paris ; » mais il faudrait commencer pour cela par savoir l’anglais, et on ne nous l’apprend pas. De même, nous placerions mieux notre argent, et il n’y aurait pas en France « des milliers de laboureurs » à se lever avant le jour pour subvenir au luxe du grand Turc, » si nous connaissions mieux la géographie, les ressources réelles, les chances d’avenir et de durée de l’empire ottoman. C’est pourquoi, plus sages, moins préoccupés du paraître, que de l’être, mieux instruits de nos vrais intérêts, plus soucieux de l’avenir, nous devrions reconnaître que le temps est venu d’adapter l’éducation de la jeunesse française à l’évolution économique du siècle ; de former des générations utilitaires qu’aucune considération ne détourne de leur course vers la fortune ; d’en finir une fois pour toutes avec des préjugés que l’on appellerait volontiers gothiques, s’ils n’étaient encore plus classiques ; ce que faisant, et par surcroît, nous n’accroîtrons pas seulement notre richesse, ou notre puissance, mais nous recouvrerons notre antique prestige, et nous rétablirons la France dans le haut rang dont elle n’est déchue que pour être demeurée, dans le siècle où nous sommes, superstitieusement fidèle au culte desséchant, stérile et fastidieux du latin.

Telle est dans ses grandes lignes, et surtout dans son fond, la proposition sommaire dont le livre de M. Frary n’est que l’habile développement, et j’en ai bien sans doute élagué quelques détails, mais je ne crois pas en avoir sensiblement altéré l’esprit. Je conviens d’ailleurs qu’avec infiniment d’adresse, tout en essayant de démontrer sa thèse, M. Frary n’a rien négligé pour écarter de lui le nom d’iconoclaste et le reproche de barbarie : « Je ne suis fias assez barbare, nous dit-il de lui-même, pour méconnaître la splendeur des lettres antiques et le charme exquis du commerce des Muses grecques et latines. » Il dit encore ailleurs : « Mon dessein n’est point d’abaisser les études, ni de mettre l’instruction professionnelle à la place de la culture des esprits, ni d’imposer à l’Université le pénible devoir de ne fabriquer que des machines à gagner de l’argent. » En un autre endroit, il s’efforce de prouver, sur la parole de Macaulay, qu’il n’y a rien de si complet ou de si parfait dans les lettres anciennes qui ne se retrouve dans les modernes, accru lui-même ou affiné de tout ce que l’humanité a depuis lors acquis d’expérience, de connaissance du monde et d’elle-même. Et comme il propose, dans les programmes qu’il esquisse, de réserver une large place, une place d’honneur, à l’étude approfondie des classiques français ou étrangers, il croit avoir tempéré par là ce qu’aurait autrement d’incivil, si je puis ainsi dire, ou de brutal