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ces orateurs par le désir de flatter une démocratie orgueilleuse, enivrée de ses droits, mais souffrant avec impatience qu’on l’entretienne de ses misères. N’est-il pas permis cependant de mettre leur conviction à l’épreuve de la question suivante ?

Si la charité n’est pas seulement chose inutile mais funeste, que peut-il y avoir de plus urgent que de renoncer à ses pratiques mauvaises ? Quelle croisade serait plus méritoire que de demander la cessation immédiate de toutes ces mesures fâcheuses dont elle est responsable : telles que la distribution directe ou indirecte de tous les secours publics ou privés et, comme conséquence, la suppression de tous les bureaux de bienfaisance, la dissolution de toutes les sociétés charitables, puis, par une déduction non moins rigoureuse, la fermeture de tous les établissemens où l’on met en pratique ce détestable principe de ne point tirer rétribution de ceux qu’on assiste : hôpitaux, hospices, orphelinats, refuges et autres institutions de la même nature condamnable ? Mais ce n’est pas tout. Ne faudrait-il pas encore s’acharner à poursuivre la charité dans toutes les institutions où elle s’est insidieusement glissée, dans les sociétés de secours mutuels pour en proscrire les cotisations des membres honoraires, dans les caisses de retraites pour exiger qu’elles ne reçoivent d’autres versemens que ceux des futurs pensionnaires dans la participation aux bénéfices elle-même, qui n’est qu’une libéralité du patron ; en un mot, partout où sa détestable influence se fait quelque peu sentir ? Sont-ils prêts à entreprendre cette croisade et à accepter la responsabilité du nouvel état social qui résultera de leur succès ? Si oui, il n’y a qu’il s’incliner devant leur bonne foi, mais si non, qu’en faut-il penser et n’a-t-on pas le droit de dire que, lancer à l’étourdie des assertions aussi imprudentes est un singulier moyen de popularité ? Ne feraient-ils pas mieux au contraire, de rappeler à cette démocratie une vérité peut-être importune à ses oreilles, à savoir que l’égalité des droits ne la conduira jamais à l’égalité des conditions, et que ses rangs inférieurs auront toujours besoin de trouver assistance chez ceux qui occupent les rangs supérieurs. Mais il faudrait pour cela un certain courage et combien sont-ils, de nos jours, les courageux vis-à-vis de la démocratie ?

La charité compte encore d’autres adversaires, et ceux-là peut-être plus dangereux. Ce sont tous les adhérens, — et il ne faut pas se dissimuler qu’ils sont nombreux, — à cette conception toute nouvelle du monde et de la destinée humaine qu’une puissante école de savans et de philosophes s’ingénie à tirer des recherchés entreprises par l’histoire naturelle sur l’origine des espèces et leurs évolutions successives. S’il est vrai, en effet, que ces évolutions, en les supposant toutefois démontrées, soient l’œuvre non pas d’une