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indigènes, tous deux ont laissé des descendans qui ont occupé aux îles des positions élevées. Emma, reine douairière des îles Havaï, qui vient de mourir à Honolulu, âgée de quarante-neuf ans, était petite-fille en ligne directe du matelot Young, devenu l’ami, le confident du fondateur de la dynastie des Kaméhaméhas.

Ce fut une étrange destinée, celle de ce matelot anglais abandonné sur une plage lointaine de l’Océanie, soustrait à la mort par le caprice prévoyant d’un chef avide d’apprendre de lui les rudimens d’une civilisation dont il sentait la supériorité, instructeur prisonnier d’un sauvage intelligent, grandissant avec lui et par lui, mourant enfin riche et honoré, gouverneur de l’Ile où le hasard l’avait jeté. Soixante années après sa mort, la petite-fille du matelot recevait à Windsor l’hospitalité de la reine Victoria et les honneurs rendus aux souverains.


I

Emma naquit à Honolulu le 2 janvier 1836. Elle était fille de George Naea, chef indigène, et de Fanny Young. Elle perdit ses pareils de bonne heure et fut adoptée par Thomas-Charles Hooke, riche médecin anglais établi dans l’archipel. En moins de cinquante années, la civilisation avait fait de rapides progrès, Kaméhaméha Ier était mort le 8 mai 1819, après avoir achevé son œuvre et fondé l’unité nationale. Impatient de civilisation, ce conquérant sauvage avait brisé toutes les barrières lentement édifiées par des siècles de barbarie. Maître incontesté de l’archipel, il en avait ouvert l’accès au commerce, à l’industrie, aux idées religieuses de l’Europe, demandant à l’Amérique et à l’Angleterre des matelots, des artisans, des armes, des missionnaires. En 1793, Vancouver reçut de lui l’accueil le plus empressé, et, en échange des approvisionnemens et des présens de toute nature que Kmêhaméha Ier lui prodigua, il lui remit des instrumens de labourage dont il lui enseigna l’usage, des graines, des outils, du fer, et, à sa visite suivante, il lui amena, sur sa demande, un taureau, cinq vaches, des brebis et quelques béliers. Les immenses troupeaux qui paissent aujourd’hui les pâturages de l’archipel proviennent de ce présent de Vancouver.

L’Amérique, de son côté, répondait avec empressement à l’appel de Kaméhaméba Ier et à celui de ses successeurs. Les États-Unis entrevoyaient dans un avenir peu éloigné l’importance maritime de l’archipel comme point de ravitaillement de leur flotte baleinière. Conquérir à leur foi une population païenne, ouvrir à leur