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devanciers, les nouveaux adhérens des sociétés coopératives ne paraissent, en y entrant, avoir obéi à aucune considération humanitaire, à aucune rêverie ambitieuse. Plus sensés que quelques-uns de leurs conseillers, la substitution universelle de l’association au salaire et l’accession du prolétariat au capital les préoccupe médiocrement. Ce qu’ils se proposent, c’est, en vendant eux-mêmes leurs produits ou en louant directement leurs services, de partager entre eux le bénéfice qui, d’ordinaire, une fois la main-d’œuvre rémunérée, revient au patron ou à l’entrepreneur. Quant à la condition générale de la classe ouvrière, ils ne semblent pas s’en inquiéter beaucoup, et c’est même le reproche adressé à la coopération par les théoriciens du parti que d’enfanter l’égoïsme.

Les coopérateurs auraient, à la vérité, assez mauvaise grâce à prétendre qu’ils travaillent à émanciper leurs frères de la servitude du salariat, lorsque pour la plupart eux-mêmes emploient des salariés. Dès que les sociétés coopératives ont vu se grossir l’importance de leurs opérations et le chiffre de leurs affaires, elles ont senti la nécessité d’employer des agens payés à la tâche ou à la journée. Elles sont devenues, en un mot, ce qu’un ouvrier non coopérateur appelait avec amertume : des boîtes à petits patrons. Il est vrai qu’elles appellent à leur tour leurs ouvriers des auxiliaires, comme à une certaine époque on appelait les domestiques des officieux ; mais c’est toute la différence. Quelques-unes, en très petit nombre, admettent leurs auxiliaires au partage de leurs bénéfices. Mais la grande majorité s’y refuse par cette raison que les coopérateurs, courant seuls la chance de la perte, doivent seuls aussi participer au gain. C’est à coup sûr un des résultats les plus inattendus, mais aussi les plus curieux de l’entreprise coopérative, que d’avoir démontré par l’expérience la nécessité du salariat dans toute organisation industrielle un peu compliquée. La force des choses a de ces ironies, et les défenseurs de ce contrat, vieux comme le monde, que les Romains, dans la précision de leur langue juridique, caractérisaient en trois mots : do ut facias, ne pouvaient être mieux vengés.

En résumé, l’expérience du mouvement coopératif est assez avancée pour qu’on en puisse tirer la conclusion suivante. Considérée comme un mode d’organisation de travail ayant pour but d’assurer à quelques travailleurs associés un bénéfice supérieur à celui de la rétribution ordinairement allouée à la main-d’œuvre, la coopération n’a rien qui soit chimérique ni qui la condamne à l’insuccès puisque certaines sociétés, fondées sur ce principe, ont déjà de vingt à trente ans de durée. Mais, pour y réussir, plusieurs conditions sont nécessaires. La première, c’est que les travailleurs ainsi groupés soient des ouvriers habiles, zélés, âpres à la besogne, et non pas des idéologues poursuivant une expérience sociale. La