Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

initiation progressive. Il faut montrer que la chose est possible et prouver par des faits que les ouvriers peuvent utilement, pratiquement, substituer le groupement, l’association au procédé courant auquel ils ont jusqu’à présent demandé la satisfaction de leurs besoins : l’augmentation du prix auquel ils louent leurs services. »

D’après ce programme, il ne s’agirait donc point de modifier la législation en vue d’assurer aux ouvriers la liberté (dont, au reste, ils ne sont nullement privés) de s’associer comme les autres citoyens. Il s’agirait de les amener à considérer le louage d’ouvrage comme un mode de rémunération du travail qui aurait fait son temps et à remplacer ce mode vieilli par le groupement et l’association. Il s’agirait de les préparer à cette transformation, de les endoctriner en leur démontrant l’excellence de ce procédé nouveau et de leur en inculquer les principes par la voie de la persuasion gouvernementale. Eh bien ! lorsque les chefs d’un grand pays qui ont, dans une certaine mesure, charge non pas d’âmes, mais d’intelligences, tiennent un langage aussi creux et aussi imprudent, c’est le devoir de ceux qui ont à cœur les intérêts véritables des ouvriers sans avoir aucune raison pour les flatter, de leur répéter que la coopération ainsi entendue est un leurre, que le groupement, ni l’association ne parviendront jamais à remplacer le louage d’ouvrage et que ce mode de rémunération du travail, loin de promettre des résultats d’une fécondité merveilleuse, comporte au contraire par lui-même assez de difficultés et de périls pour que les intéressés fassent bien d’y regarder à deux fois avant de s’y engager.

Au surplus, s’il était besoin de démontrer les dangers d’un pareil langage dans la bouche d’un chef de gouvernement, il ne faudrait pas aller bien loin pour en fournir la preuve. On la trouverait dans les procès-verbaux mêmes de la commission d’enquête extra parlementaire. Voici, en effet, dans quels termes un ouvrier, délégué par un grand nombre de ses camarades, a cru devoir répondre au discours de M. Waldeck-Rousseau : « Il appartenait au gouvernement républicain de s’occuper enfin des déshérités, de ceux auxquels on a sans cesse imposé une lourde part des charges sociales et qu’on a toujours oubliés dans la répartition des bénéfices. Votre enquête peut avoir pour résultat de sauver les ouvriers et avec eux la société des désespoirs violens. L’ouvrier n’est point d’une autre race que les favorisés de la science et de la fortune, il souffre, parce qu’il sent qu’il n’a pas dans la famille française la place qu’il mérite d’occuper. C’est lui, le paria, qui, dans les tournois pacifiques de l’industrie contribue à la gloire du pays ; c’est lui qui ferait la sécurité de ses frontières si jamais elles étaient menacées. Nous remercions donc le ministre qui a compris que le plus grand souci du législateur doit être de travailler à l’instruction de l’ouvrier et