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fâcheuse se renouvelle pendant plusieurs années de suite, qu’à une période de prospérité succède pour cet industriel une période de gêne, est-ce que ses ouvriers s’en apercevront immédiatement ? Est-ce que la première chose qu’il fera sera de réduire leurs salaires proportionnellement à ses pertes ? Le voulût-il que le plus souvent il ne le pourrait pas, car ses ouvriers l’abandonneraient au profit d’un concurrent plus fortuné. Il continuera de les payer régulièrement jusqu’au jour où il fera faillite, tandis qu’il laissera peut-être ses fournisseurs impayés et les effets portant sa signature en souffrance. Enfin, le lendemain de sa faillite, ce seront encore ses ouvriers qui seront payés par privilège, dit le code, avant les autres créanciers.

La condition du salarié n’a donc, en soi-même, rien d’humiliant, ni de rigoureux, puisque l’immense majorité de ceux qui vivent de leur travail savent s’en accommoder et puisqu’en échange d’une moindre indépendance elle assure une plus grande somme de sécurité. Mais si telle est la réalité des choses, si le contrat de salaire qui existait déjà au temps de l’esclavage et du servage présente ce caractère de permanence et d’universalité auquel on reconnaît les grands faits d’ordre naturel, ne doit-on pas dire a priori que la coopération, envisagée comme un mode nouveau de rémunération du travail destiné à remplacer le salaire, est une conception fausse, chimérique et qui doit fatalement aboutir à un mécompte désastreux ? Ce n’est pas impunément, en effet, qu’on s’efforce d’aller à l’encontre des lois générales sous l’empire desquelles le monde a toujours vécu et marché. À ce point de vue, le salaire ne présente pas un moindre caractère de nécessité et de permanence que la propriété, et le collectivisme n’est guère plus chimérique que la coopération envisagée comme une évolution économique destinée à faire disparaître ce mode antique de rémunération du travail. Que cependant la coopération ait été ainsi entendue par bon nombre de ses prôneurs, nous en avons en la preuve par ces paroles de John Stuart-Mill que j’ai citées tout à l’heure et nous en trouvons la confirmation dans le discours prononcé par M. Waldeck-Rousseau, ci-devant ministre de l’intérieur, à la première séance de la commission d’enquête extra-parlementaire nommée par lui, discours qui a eu naturellement les honneurs de la reproduction au Journal officiel : « Je crois, disait le ministre, qu’on ne trouvera une solution pacifique et progressive de la question sociale qu’en amenant les travailleurs à demander la rémunération de leurs efforts de moins en moins au louage d’ouvrage et de plus en plus à l’association. Il faut les habituer à réunir, à concentrer, à solidariser des forces qui sont impuissantes dans l’isolement et qui seront merveilleusement fécondes dans leur groupement, dans la communauté d’une entente et d’une action raisonnée. » Et, plus loin : « Il faut travailler à cette transformation par une