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les blancs en deux catégories. Les uns adorent le fijien, les autres l’exècrent. Il y a des enthousiastes qui ne peuvent se persuader que leur chers noirs se soient jamais dévorés les uns les autres. Ceux-là déclarent hardiment que le cannibalisme n’a jamais existé, que c’est un mythe. Les autres répondent que si la pratique a disparu, la disposition subsiste toujours, et ils allèguent des faits à l’appui de leur assertion. Ainsi, par exemple, dernièrement un missionnaire se rendait avec ses élèves, des indigènes, à bord d’un bâtiment, de guerre, Pendant le court trajet, les enfans aperçoivent un gros poisson qui en avale un autre plus petit, fit l’un des élèves de dire : « Si les poissons mangent des poissons, et les insectes des insectes, pourquoi serait-il défendu à l’homme de manger son semblable ! »

On sait combien, par suite du manque de cartes et d’éclairage, la navigation est périlleuse dans cette partie du Pacifique, tout sillonné de récifs et de bancs de corail. De là les nombreux naufrages, les privations, les misères, les scènes terribles dont les récits atroces nous affligent de temps à autre. Les circonstances où les survivans ont sauvé leur vie en dévorant la chair de leurs compagnons d’infortune se reproduisent plus souvent qu’on ne pense[1]. Plus d’un parmi les écumeurs de mer qui flânent sur la plage ou remplissent les guinguettes et tripots de Suva, de Levuka, d’Apia a tâté de cette nourriture. Et on m’assure que ces hommes éprouvent de temps à autre, quelques-uns périodiquement, un vif désir de revenir à la charge. « Si l’homme, m’a dit quelqu’un, est l’animal le plus parfait de la création, sa chair doit être la plus savoureuse. »


Cette après-midi, en nous rendant à terre, nous entendîmes un bruit singulier tout près de notre embarcation. C’était un requin long d’environ six pieds, qui s’était lancé en l’air verticalement. De la pointe de sa queue à la surface de l’eau il y avait une distance égale à sa longueur. Un petit poisson, l’ennemi intime du requin, se détachait de ses flancs. C’est évidemment pour s’en défaire que le squale, dans un accès de rage, a accompli ce saut extraordinaire. Mon capitaine, qui depuis son enfance navigue sur toutes les mers du globe, n’a jamais rien vu de semblable. « Gardons-nous, lui dis-je. d’en souffler mot à nos amis d’Europe. Ils diraient : A beau mentir qui vient de loin. »

  1. Tout le monde a présentes à l’esprit les horreurs de l’expédition polaire du capitaine Greely et de l’Équipage de la Mignonnette. Les deux faits appartiennent à la présente année.