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blanche, au sud-ouest, une île aux contours effilés. Par le beau temps, quand le vent souffle de l’est, c’est à peine si on la devine. Quand l’atmosphère est humide, vous la touchez de la main.

Devant vous la ville de Suva, de récente création. Les maisons, toutes neuves, en bois, avec des toitures de fer plissé, s’adossent à de basses collines revêtues d’une épaisse végétation tropicale. Seulement la tige élégante et l’éventail du cocotier y font défaut, ou n’apparaissent que rarement. À l’est, sur une hauteur et isolées de toute habitation, se détachent sur le ciel les basses constructions de l’hôtel du gouverneur. L’ensemble du paysage vous produit l’effet d’une idylle. Rien de saisissant, rien qui parle à l’imagination, rien même qui soit pittoresque, mais tout est paisible, gracieux, étrange, tout porte à la rêverie sinon au sommeil. Mais tournez les regards vers l’ouest et vous découvrez tout un dédale de dômes, de pics, de rochers qui, malgré leur peu d’élévation[1], comme contraste avec les coteaux bas qui sont devant vous, rappellent les chaînes des Alpes, des Pyrénées, du Caucase. Un pic d’une forme bizarre est intitulé par les marins le Pouce. Le nom n’est pas poétique, mais il rend bien l’idée de la chose. C’est la terre inhospitalière et inaccessible qui montre le poing aux navigateurs. Quand le ciel, comme à l’heure où j’écris, est chargé de gros nuages et l’air transparent, ce panorama alpestre se présente comme un immense graffitto, gris sur gris, noir sur noir, selon la distance et la dégradation de la lumière. Par un temps serein et avec le vent d’est, ce sont des nuages bleu-clair vus à travers un prisme. L’ensemble du dessin fantastique et du coloris magique retient l’œil, excite la curiosité, vous fascine, vous enlève insensiblement aux réalités de la vie, déroule devant vous les horizons non veaux d’un monde idéal.


Tous les jours, le matin et le soir, le capitaine bridge et moi, nous allons à terre. L’Espiègle est et sera notre hôtel pendant tout le voyage. Nous avions espéré de faire ici des provisions fraîches, et plus d’une fois nous nous sommes amusés à composer des menus exquis et à savourer d’avance les excellens dîners que nous devrions aux marchés de cette capitale. Cruelle déception ! Les indigènes vivent de yam (patate sucrée) et de bananes ; les résidens européens de ce qu’ils peuvent se procurer, et c’est à peine s’ils arrivent à pourvoir à leurs besoins. C’est donc avec difficulté que le chef du capitaine a pu se procurer quelques poulets et quelques œufs. Cependant en mer, comme à l’ancre, dans les repas qu’il fournit, il sait toujours atteindre aux limites du possible et combler par l’art les lacunes de la nature.

  1. De 500 à 3,000 pieds.