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pour honorer la mémoire de son père, et tout s’exécute comme il l’a dit. On se rend d’abord au tombeau d’Anchise, pour y jeter des fleurs et y faire des libations de lait, de vin et de sang. Ce n’est pas un mort ordinaire que celui qui a été honoré de l’amour de Vénus et qui est le père d’Énée ; c’est un dieu, et il le fait bien savoir à son fils, quand il suscite ce serpent qui sort de sa tombe et vient goûter aux mets qu’on lui a consacrés. Énée ne saisit pas très bien d’abord le sens de cette apparition merveilleuse, et il se demande si c’est le génie familier du lieu qu’il vient de voir, ou une sorte de démon domestique au service de son père dans l’autre vie. Il finit par comprendre, et immole à celui qu’il regarde comme une divinité nouvelle des brebis, des porcs et des taureaux. C’est une ébauche timide et un peu confuse d’apothéose. Quelques années plus tard, quand Auguste mourut et qu’il fut proclamé dieu par le sénat, on régla minutieusement les cérémonies de ses funérailles, et le rituel de l’apothéose impériale fut fixé. « Des soldats avec leurs armes, des cavaliers avec leurs enseignes, courant autour du bûcher funèbre, y jetèrent les récompenses qu’ils avaient reçues pour leur valeur. Des centurions s’approchant ensuite avec des flambeaux y mirent le feu. Pendant qu’il brûlait, un aigle s’en échappa, comme pour emporter avec lui l’âme du prince. « Ces cérémonies, il faut l’avouer, avaient plus grand air que les libations de lait et de vin versées par Énée sur la tombe de son père et le serpent mystérieux qui se glisse hors du mausolée. Mais Virgile n’a pas prévu ce qui se ferait après lui, et il s’est contenté, selon son usage, d’approprier à des circonstances nouvelles les pratiques anciennes de la religion nationale.

Les jeux funèbres qu’Énée a d’avance annoncés à ses soldats ont lieu neuf jours après le sacrifice : c’était l’usage, Servius nous l’apprend. La trompette en donne le signal ; les Troyens et les gens du pays se réunissent avec empressement pour y assister, et le poète emploie plus de cinq cents vers, presque tout le cinquième livre, à les décrire. Pour comprendre qu’il leur ait donné tant de place dans son œuvre, il faut se rappeler celle qu’ils tenaient dans la vie des Romains de son temps. Ils en étaient devenus le principal intérêt, depuis que le souci de leurs affaires leur était indifférent, et l’amphithéâtre ou le cirque occupaient le temps que le forum laissait libre. Il avait fallu, pour leur plaire, multiplier les jeux sans mesure, et, dans le Ier siècle de l’empire, après qu’on eut supprimé ceux qui semblaient inutiles, ils remplissaient encore cent trente-cinq jours de l’année. Virgile avait donc la certitude de charmer ses lecteurs eu les entretenant de ce qui était leur plus violente passion. Il y trouvait de plus l’avantage de pouvoir imiter Homère,