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ambitions qu’on ne se croît point tenu de satisfaire, On les admet dans le conseil législatif du gouverneur-général et dans les magistratures locales de Madras, de Bombay et du Bengale ; ils remplissent l’office de jurés et d’assesseurs, ils siègent dans les tribunaux d’arbitrage et dans les cours de conciliation, ils ont part à l’administration des écoles, des hôpitaux, et ils fournissent aux municipalités le plus grand nombre de leurs commissaires. Mais un bachelier hindou, qui se croit l’égal de ses maîtres en capacité comme en science, s’étonne d’être relégué dans les emplois subalternes et s’indigne qu’on le traite en paria politique. Pour peu qu’il vise trop haut, on lui fait sentir l’énorme ridicule de ses prétentions, on lui rappelle l’humilité de ses origines, on lui déclare en anglais ou en hindoustani que le premier devoir d’un sujet est de se tenir à son rang et à sa place.

Dans toutes les provinces de l’Inde, le parti des mécontens se recrute parmi d’anciens privilégiés, déchus de leur gloire et de leurs prérogatives, parmi d’anciens opprimés, à qui les tracasseries d’une administration trop formaliste font regretter le bon vieux temps et le régime du bon plaisir. Il faut y joindre les jeunes gens instruits de la classe moyenne, qui s’étaient laissé persuader que l’instruction mène à tout et qui se heurtent contre une porte fermée. L’huissier qui la garde leur dît : » Il faut être Anglais pour entrer ici. » — « Vous faites beaucoup pour notre bien, s’écrie M. Behramji ; mais vous ne savez pas toujours vous y prendre, vous manquez d’entregent, et vos réformes ne sont pas goûtées. Quand donc apprendrez-vous aux Hindous à jouir de la vie sous votre administration ? Si vous voulez qu’ils oublient le passé ou qu’ils n’y pensent que pour détester la mémoire des hommes de rapine dont vous les avez délivrés et les superstitions dégradantes dont vous cherchez à les affranchir, donnez-leur des raisons de vous aimer et de regarder avec des yeux de complaisance l’avenir que vous leur préparez. »

Les conquérans les plus sages et les mieux intentionnés font rarement le bonheur de leurs nouveaux sujets ; il est rare aussi qu’un peuple conserve toutes ses qualités et ses vertus natives sous une domination étrangère. Dans plus d’un pays de l’Orient, tout ce qui est en charge n’a ni principes ni scrupules ; mais le peuple reste honnête, et, par une sorte de miracle, la pourriture ne se propage pas de gouvernant à gouverné. D’un bout à l’autre de leur vaste empire, les Anglais ont pris à tâche d’épurer l’administration, de la nettoyer de ses ordures. Les mœurs publiques y ont-elles gagné ? M. Behramji en doute. On a remarqué depuis longtemps que les vieilles industries de l’Inde allaient visiblement en décadence, que tous les efforts pour les perfectionner n’aboutissent qu’à hâter leur déclin ; les traditions se perdent, sans qu’on acquière le maniement et l’entente des procédés