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détruit les grandes institutions ? Qui a supprimé les Sathmari, où l’on voyait des êtres humains foulés sous le pied de l’éléphant et de prétendus malfaiteurs brûlés vifs ou cloués à une muraille, ou roulés dans des barils garnis de petites pointes de clous ? Pourquoi ne célèbres-tu plus les fêtes durant lesquelles une centaine de houris à gages étalaient leurs charmes et folâtraient toutes nues dans la cour d’un palais ? Que sont devenus les mariages solennels entre colombes et les réjouissances qui les accompagnaient ? Où sont les fièvres et ton aimable choléra ? O pays de ma naissance, c’en est fait de les gloires, elles se sont évanouies à jamais. On les a remplacées par des tribunaux et des prisons, par des hôtels et des parcs, par des routes et des citernes, par des écoles et des collèges et surtout par ce monstre qu’on appelle une commission municipale. »

Cependant si notre voyageur se plaît à rendre justice à l’administration anglaise, s’il loue ses bonnes intentions et ses bonnes œuvres, il blâme quelques-uns de ses procédés, et constate que les peuples s’accommodent difficilement des sages réformes qu’elle leur impose, que les maîtres de l’Inde s’entendent mieux à commander qu’à persuade et à convaincre, qu’ils ne sont pas toujours aimables et que, dans le Guzerate comme ailleurs, il y a beaucoup de mécontens. Il voyageât un jour en chemin de fer avec un notable indigène de Surate et un Anglais. Pour dormir plus à son aise, l’Anglais allongea ses grosses bottes sur les genoux du notable, qui se débarrassa avec une extrême douceur de cet incommode fardeau. L’Anglais, rouge de colère, lui reprocha de troubler impertinemment son sommeil et, le prenant à la gorge, le menaça de le jeter par la portière. Le notable était un vrai philosophe ; il maîtrisa son émotion et se contenta de murmurer en hindoustani : « Nous avons eu notre jour ; ces gens ont maintenait le leur. » Mais les Hindous ne sont pas tous philosophes, et les petites rancunes engendrent quelquefois les grandes colères.

M. Bebramji reproche aussi aux Anglais de troubler inutilement les eaux tranquilles. Leurs lois sont bonnes, mais ils en font trop ; ils ne tiennent pas assez compte des intérêts, des traditions, des préjugés ; ils ont trop de goût pour le régime réglementaire, et ils compromettent leur autorité par des ingérences déplacées ou indiscrètes. Parmi leurs juges, presque tous intègres, il y a des pédans et des rigoristes ; d’autres sont un peu lestes dans leurs procédés et traitent cavalièrement leur monde. Les grandes iniquités ont disparu, les petites injustices ont pris leur place, et le commun des hommes est plus sensible aux petites choses qu’aux grandes, car, en définitive, la vie se compose de détails. Ce n’est pas tout : les Anglais ont multiplié dans l’Inde, avec un zèle qui les honore, les établissemens d’instruction publique de tout degré, far une conséquence fort naturelle, les indigènes qu’on encourage à s’instruire conçoivent des espérances et de généreuses