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faciles, il a dû se faire son chemin à la sueur de son front. Il nous confesse qu’il s’est levé fort matin et qu’en partant à la petite pointe de jour pour son pèlerinage à travers la vie, il est souvent tombé dans des lits de torrent desséchés, dont il a en de la peine à sortir ; mais s’il y a écorché ses jambes, il n’y a pas laissé ses os : « Si cruelle que fût la chute, j’ai réussi à me relever, et grâce à la corde que me tendaient des mains amies, je me suis toujours tiré d’affaire. » Peut-être faudra-t-il un jour faire le voyage de l’extrême Orient pour y retrouver la belle humeur. L’enjouement de l’Oriental a beaucoup de charme et ressemble à cette sorte de gaîté que recommandait Pantagruel et « qui est confite en mépris des choses fortuites. » Son sourire veut dire : « Eh ! oui, j’ai souffert ; mais nonobstant j’ai vécu. » M. Behramji affirme que la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue si l’on n’avait pas quelquefois à se battre avec elle.

Ce fut le 15 mars 1878 qu’il quitta Bombay pour aller revoir son pays natal, le Guzerate, cette province nord-ouest de l’Inde, cette grande presqu’île boisée et montueuse, enfermée entre le golfe de Kotch, le golfe de Cambaye et la mer d’Oman, et dont les Anglais ne possèdent qu’une partie ; le reste est gouverné par des souverains tributaires. En parcourant, le pays de ses souvenirs d’enfance, M. Behramji l’a trouvé fort changé, il ne se reconnaissait plus ni à Baroda, ni dans Ahmedabad. Mais il a fini par constater que l’antique y subsistait à côté du moderne, que les lois nouvelles n’avaient pas encore tué toutes les vieilles coutumes, les vieilles mœurs et les vieilles idées. Ce mélange incohérent du vieux et du neuf lui a paru curieux à décrire, et il nous fait passer en revue toutes les classes de la société avec leurs disparates et leurs étranges bigarrures, les princes marchands ruinés, les parvenus qui insultent à leur misère, les marwaris ou usuriers, fléau du Guzerate, les gens de loi, ou vaquils, les barbiers, courtiers de galanterie, comme jadis, et fournisseurs de chair humaine, le mahométan déchu, à qui il ne reste pour tout bien que son orgueil et ses espérances, le très indolent parsi, qui n’a plus même la force de sourire et ne descend jamais de sa voiture que quelques minutes après qu’elle s’est arrêtée, tant il craint qu’un recul inattendu des chevaux ne produise dans ses esprits une agitation fâcheuse, nuisible à sa santé, Mais il ne faut pas trop lui reprocher sa paresse ; elle est presque une vertu, puisqu’elle l’empêche de troubler la paix publique et ne lui permet de battre sa femme que très rarement.

Parmi les figures que M. Behramji fait défiler dans sa lanterne magique, les unes sont plus curieuses, les autres plus intéressantes, C’est un personnage peu sympathique que ce Mohla de la province de Surate, à la fois chef de secte mahométane et gros banquier, possédant la confiance de la veuve et de l’orphelin et prenant tout, ne rendant jamais rien. Pour rassurer ses créanciers, il épousa