Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et le grave écuyer se tient près du dressoir,
Devant la table vide et la foule béante,
Et nul, fils ou vassal, ne soupera ce soir.

Comme pour ne pas voir le spectre qui le hante,
Laynez ferme les yeux et baisse encor le front ;
Mais il voit son fils mort et sa honte vivante.

Il a perdu l’honneur, il a gardé l’affront ;
Et ses aïeux, de race irréprochable et forte,
Au jour du Jugement le lui reprocheront.

L’outrage l’accompagne et le mépris l’escorte ;
De tout l’orgueil antique il ne lui reste rien..,
Hélas ! hélas ! Son fils est mort, sa gloire est morte !

— Seigneur, ouvre les yeux. C’est moi. Regarde bien.
Cette table sans viande a trop piètre figure ;
Aujourd’hui j’ai chassé sans valet et sans chien ;

J’ai forcé ce ragot : je t’en offre la hure ! —
Ruy dit et tend le chef livide et hérissé
Qu’il tient empoigné par l’horrible chevelure.

Diego Laynez d’un bond sur ses pieds s’est dressé :
 — Est-ce toi, Comte infâme ? Est-ce toi, tête exsangue,
Avec ce rire fixe et cet œil convulsé ?

Oui, c’est bien toi ! Tes dents mordent encor ta langue ;
Pour la dernière fois l’insolente a raillé
Et le glaive a tranché le fil de sa harangue ! —

Sous le col d’un seul coup par Tizona taillé,
D’épais et noirs caillots pendent à chaque fibre ;
Le vieux frotte sa joue avec le sang caillé.

D’une voix éclatante et dont la salle vibre,
Il s’écrie : — O Rodrigue, ô mon fils, cher vainqueur,
L’affront me fit esclave et ton bras me fait libre !

Et toi, visage affreux qui réjouis mon cœur,
Ma main va donc, au gré de ma haine indomptable,
Satisfaire sur toi ma gloire et ma rancœur ! —