Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant un critique du IIe siècle, fort respectueux d’ordinaire des réputations établies et des opinions reçues, s’avisa de protester contre l’admiration générale ; il signala beaucoup de faiblesses dans ce prétendu chef-d’œuvre et conclut que c’était un de ces passages que le poète aurait refaits, s’il en avait eu le temps, et dont l’imperfection le tourmentait à son lit de mort. Voilà sans doute une grande exagération, et Scaliger n’a pas eu de peine à prouver que ce morceau célèbre contient beaucoup de beaux vers. Pour moi, je serais tenté de penser que les vers y sont trop beaux peut-être. On s’aperçoit que le poète cherche les mois à effet et accumule les hyperboles ; s’il faut dire toute ma pensée, j’y trouve, comme Aulu-Gelle, un peu de fracas et d’effort[1]. Ce n’est pas le défaut de Virgile ; mais il s’agissait ici de l’Etna ; le poète a senti qu’il était aux prises avec un sujet important, difficile, et dont les imaginations étaient occupées. Il s’est un peu surmené pour répondre à l’attente du public.

Énée est trop prudent pour faire un long séjour au pied de l’Etna. Il faut d’ailleurs qu’il évite la colère des Cyclones, qui sont les habitans du pays, et de Polyphème, leur chef, qui voudrait bien venger sur lui le mal qu’Ulysse lui a fait. Il se remet donc en route le plus promptement qu’il peut. Les vaisseaux troyens passent tout près de ces immenses blocs de lave qui, aux environs d’Aci-Castello, ont été projetés dans la mer par le volcan. Le peuple les appelle Scogli de’ Ciclopi, et suppose que ce sont des quartiers de roches que Polyphème lança contre Ulysse qui lui échappait. Pour moi, quand je voyais de loin leur masse noire couverte d’écume blanche et dominant les dots de plus de 60 mètres, je croyais avoir sous les yeux les Cyclopes eux-mêmes s’avançant dans la mer à la poursuite d’Énée. « Nous les voyons debout, dit Virgile, nous menaçant de leur œil farouche, et portant jusqu’aux cieux leur tête altière. Effroyable assemblée, concilium horremdum ! » Énée se sauve à force de rames. L’Etna s’éloigne peu à peu à l’horizon ; on passe à côté de Pantagia, du golfe de Mégare, de Thapsus « au soleil prosternée, » et l’on ne s’arrête qu’un peu plus loin, « à l’endroit ou une île s’avance dans la mer de Sicile, ou face de Plemmyre arrosé de tous côtés par les flots. » Cette île porte un nom illustre dans l’histoire : « Les premiers habitans l’ont appelée Ortygie. » C’est là qu’a commencé Syracuse. Plus tard, la ville immense a débordé sur le continent ; elle s’est sans cesse avancée dans la plaine jusqu’aux hauteurs des Epipoles et au fort d’Euryale ; mais l’île est toujours restée le cœur et le centre de la grande cité. Hiéron y avait bâti son

  1. Aulu-Gelle, XVII, 10 : In ttrepitu sonituque verborum laborat.