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s’impose toujours. Singulière réminiscence ! le grand artiste païen, à la fin de son œuvre, est dominé par le souvenir du plus croyant des poètes. Le philosophe, le sceptique chante des hymnes de foi, d’extase même. Ce souffle embrasé d’amour divin, cette assomption d’une âme élevée de ciel en ciel, portée par les anges et saluée par les chérubins ; l’intercession de Marguerite obtenant le salut de son bien-aimé ; enfin cet « éternel féminin, » ce fameux Ewiges Weibtiche, ce principe tout-puissant de tendresse et de pardon, toute cette poésie mystique n’est-elle pas au reflet de la Divine Comédie ? Ne rayonne-t-elle pas aussi pure que Béatrice, celle qui fut Marguerite et qui, jadis abaissée jusqu’aux amours éphémères, va maintenant par un retour sublime, initier Faust au mystère de l’éternel amour ?

Schumann n’a pas failli à sa redoutable lâche, il a entendu les voix d’en haut, les voix qui firent tomber le luth des mains de sainte Cécile ravie. Les essaims des jeunes anges tourbillonnent en murmurant d’une voix enfantine leur cantique ingénu. Pour arracher l’âme de Faust à l’enfer, ils ont accablé Méphistophélès sous une pluie de roses. Et maintenant ils s’élèvent vainqueurs, jetant encore les fleurs à pleines mains.


Manibus date lilia plenis !


Ce grand chœur est admirable de variété : d’abord tranquille et caressant, il éclate bientôt en cris de victoire. Les voix se mêlent et redisent, toujours plus nombreuses, toujours plus assurées, leur chant de triomphe. Avec quelle grâce, avec quelle tendresse les anges accueillent cette âme sauvée ! Avec quelle allégresse ils lui font fête ! Bach et Haendel n’ont pas plus de puissance, ils ont moins de douceur. Ils n’ont jamais connu cette ardeur mystique, cette extase enivrante de l’âme où l’amour passionne la foi. Les grandes ; œuvres de ces vieux maîtres sont inspirées par une croyance robuste, par une religion austère ; elles n’ont pas l’émotion chaleureuse dont frémit la voix du Doctor Marianus chantant celle


che letizia
Era negli occhi a tutti gli altri santi[1].


Le chœur des anges s’est tu. A travers les sereines harmonies du prélude, des espaces immenses se découvrent. Au-dessus des harpes égrenant leurs accords cristallins se déroule un chant céleste, aussi virginal que les têtes de madones caressées par le pinceau religieux des peintres primitifs. Si Schumann n’a pas chanté les

  1. Dante, Paradisio, cant. XXXI.