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sommet de sa vie, le vieillard se retourne pour la regarder. Elle se déroule derrière lui comme un fleuve près de se perdre dans la mer. Il n’a fait « que désirer et accomplir, » il a vécu sans soucis et sans crainte, et voudrait couronner par la sagesse et la sérénité l’activité de sa jeunesse superbe. Ces pages de Schumann sont d’une rare beauté. Avec quelle angoisse Faust se débat sous l’étreinte du spectre ! Avec quelle détresse il appelle, contre les funèbres chimères qui l’assiègent, le témoignage des joies d’hier, des voluptés puissantes d’une vie plus qu’humaine ! Malgré cette explosion d’enthousiasme, l’implacable fantôme le harcèle. Autour de sa menace obstinée, l’orchestre enroule un accompagnement serré, plein de dissonances douloureuses. Enfin le souffle aveuglant du spectre qui luit étend sur les yeux de Faust une nuit éternelle.

Soudain, des ténèbres qui s’épaississent autour de l’infortuné monte le sanglot le plus profond qui brisa jamais une voix humaine. Faust pleure la lumière perdue, la lumière que Goethe aimait tant, qu’il appelait encore au moment de mourir. Plainte déchirante comme celle d’Œdipe aveugle, où la musique moderne égale la simplicité antique.

Mais si, pour Faust, l’ombre s’est faite au dehors, au dedans resplendissent de plus mes clartés.


Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume.


Transporté par de radieuses visions, il se relève et jette à pleine voix un cri de triomphe. Nous sommes ici à des hauteurs que la musique atteint rarement. Cette péroraison est soulevée par un souffle prodigieux de bravoure et d’héroïsme. C’est ainsi que devait chanter Homère, le grand aveugle illuminé !

Voici que Faust touche à sa dernière heure. Devant sa porte, des légions de squelettes creusent avec des gestes bizarres la fosse qui doit l’engloutir. Méphistophélès mène la lugubre besogne, excitant les fossoyeurs fantastiques. Faust parait sur les degrés de son palais. Sous les colonnades où luisent les torches, il cherche son chemin, guidé par les sonorités incertaines des cors. C’est une majestueuse apparition que ce vieillard plongé toujours dans sa pensée et, si près de mourir, encore ravi par de prophétiques extases. Il veut purifier la contrée qu’il habite, dissiper les vapeurs qu’exhale une terre malsaine, rendre au travail fécond des espaces infinis… Il entend déjà le fer qui frappe la terre, un bruit confus réjouit son oreille. Sans doute mille bras robustes se mettent à l’œuvre, à son œuvre bien-aimée. Leurré jusqu’à la fin par l’implacable ironie de Méphistophélès, il écoute. Est-il une scène plus pathétique ? Le démon se tait. Il guette dans l’ombre, attendant que la mort lui