Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/647

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

attaqué aux forces les plus puissantes de la nature, à ses spectacles les plus grandioses, et il n’a pas été vaincu. Il a vu le soleil se lever sur les glaciers, et son œil n’a pas été ébloui. Quelle scène que celle de Manfred sur les cimes !


Jungfrau ! Le voyageur qui pourrait sur la tête
S’arrêter, et poser le pied sur sa conquête,
Sentirait en son cœur un noble battement,
Quand son âme, au penchant de la neige éternelle,
Pareille au jeune aiglon qui passe et lui tend l’aile,
Glisserait et fuirait sous le clair firmament !


Manfred l’a senti, ce noble battement, il a foulé les neiges pures et les aigles l’ont frôlé de leur aile. Sur ces sommets, le vertige (ou plutôt le délire sacré) le saisit ; il éclate en strophes sublimes, en appels éperdus au soleil, à la terre immense, aux rochers sur lesquels il est tenté de se briser, aux vallons dont son cadavre, hélas ! souillerait la pureté. My mother Earth ! Ô Terre, ma mère : s’écrie Manfred. O nature, ma mère ! pourrait dire Byron. Elle est bien la mère de sa poésie. C’est au spectacle de sa beauté qu’il s’anime ; c’est sur son sein qu’il se repose, et, comme le lutteur de la Fable, c’est au contact de sa force éternelle qu’il renouvelle la force de son génie.

Manfred est redescendu des montagnes. Il pénètre dans le royaume des Esprits jusqu’au trône d’Arimane, leur souverain. Il évoque Astarté et l’interroge. Ici, comme toujours, le Manfred de Schumann ne chante pas : il parle seulement, mais l’orchestre chante pour lui la plus mystérieuse cantilène, une des plus simples et des plus pures inspirations de Schumann, un de ces doux rayons qui brillent parfois dans son œuvre généralement sombre. Quel dommage qu’il n’ait pas retrouvé de tels accens pour la veillée suprême de son héros ! C’est dans Byron un passage incomparable. Manfred, rentré dans sa demeure, a prié qu’on vînt l’avertir quand le jour baisserait. Il veut, avant de mourir, regarder une dernière fois le soleil couchant. Appuyé contre sa fenêtre, il fait à l’astre qui descend de magnifiques adieux :

« Disque glorieux ! Idole de la nature naissante ! .. Toi le plus jeune des ministres du Tout-Puissant ; toi qui portas le premier sur le sommet des montagnes la joie au cœur des bergers chaldéens… »

Schumann a malheureusement rétréci ces vastes horizons. Il a un peu écourté cette scène, à laquelle il consacre seulement quelques mesures d’un mélodrame assez froid. En revanche, quelle inspiration couronne l’œuvre ! Schumann ici dépasse Byron. Le soleil a disparu. Manfred se meurt : « Vieillard, dit-il au prêtre qui