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Quand l’exilé, voyant approcher l’heure où il reposera sous les grands arbres, s’écrie : Uber mich rauscht die schöne Waldeinsamkeit, littéralement : Sur moi murmurent la belle solitude de la forêt, ce grand mot allemand, longuement accentué, est tout rempli de la solennité des bois.

Schumann, disions-nous, a regardé dans son âme et n’y a vu que misère et que mélancolie. Encore plus recueilli que Schubert, et comme replié sur lui-même, il a prêté l’oreille aux voix intérieures, à celles qui ne font que gémir tout bas. Il a mis en musique un groupe de petites pièces de Heine, Dichterliebe : les Amours du poète. Ce sont aussi les amours du musicien. Tristes amours ! « Des souffrances et des luttes que Clara me cause, écrivait Schumann avant son mariage, une bonne partie a passé dans ce que je compose. »

« Au délicieux mois de mai, quand s’ouvraient les bourgeons, l’amour est éclos dans mon âme !

« Au délicieux mois de mai, quand chantaient les oiseaux, je lui ai avoué ma peine et mon désir ! »

Voilà le premier lied, et voici le second :


De mes larmes naissent des fleurs,
Et mes soupirs deviennent chants de rossignols.
Si tu m’aimes, ma petite enfant,
Je te donnerai toutes ces fleurs
Et devant ta fenêtre chanteront les rossignols !


Ailleurs, au son des violons et des flûtes, au bruit de la fête nuptiale, danse la bien-aimée. Et, dans l’ombre, celui qu’elle abandonne entend sangloter les jolis petits anges.

Quelle délicatesse ! quelle ténuité ! Devant ces rêveries timides, les violences de Schumann s’apaisent ; sa voix se fait douce comme une voix de petit enfant. Il n’y avait nul exemple avant lui d’une plainte aussi discrète. Même en effleurant les premiers lieder de ce recueil, on a peur de les froisser. Il faut surtout les préserver de la foule, ne pas les chanter devant elle. Ils sont faits pour l’intimité, presque pour la solitude, et ressemblent à ces fleurs qui ne s’entr’ouvrent que dans l’ombre. Ainsi seulement se décèlent leurs délicates merveilles : nuances exquises de désir et de mélancolie. C’est peut-être dans ces suaves et courtes élégies que Schumann est le plus original et le plus créateur. Il a trouvé des finesses et des grâces qu’on n’attendrait pas de sa pensée et surtout de son style un peu lourd ; plus que des souffles puissans, il est ici l’homme des légers soupirs. Sur la plus fragile poésie, sa musique se pose comme un oiseau sur un lilas en fleurs.