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Dans ce chant, dans ces accords précipités et haletans, fermement la jeunesse et l’enthousiasme ; partout frémissent des ailes et montent des parfums. Ce n’est plus un chant banal au printemps, mais l’hymne du printemps lui-même, de la nature tout entière se réveillant pour de nouvelles amours.

L’heure du mystère ! Pourquoi nommer de ce titre prétentieux le second lied, qui s’appelle simplement, et plus expressivement, Mondnacht, Clair de lune ? Cette mélodie et celle de M. Gounod, le Soir, ne sont pas sans analogie. Elles se touchent un peu comme les heures voisines qu’elles chantent : le crépuscule et la nuit. Nés âmes des deux musiciens, portées par une même rêverie, montent vers le ciel, mais d’un essor inégal ; le coup d’aile de Schumann est le plus fort. Les deux strophes de M. Gounod sont très belles, peut-être, avec celles du Vallon, les plus belles qu’il ait écrites ; malheureusement, toutes deux sont identiques, et je voudrais dans la seconde quelque chose de plus. La musique devait suivre la gradation de la poésie et ne pas laisser le chanteur seul, par un accent plus fort, par une diction plus large, donner à la dernière phrase la flamme soudaine, le « rayon divin » de Lamartine. Schumann a su tout autrement traduire cette réaction de la nature sur l’homme qui la contemple, et ce retour sur nous-mêmes que provoque dans notre âme moderne le spectacle du monde extérieur, de ce monde qui n’a été créé, disait un savant illustre, que pour nous être une occasion de penser.

Le Lied du Clair de lune suit une étonnante progression. La phrase se d’abord, presque imperceptible, sur des notes égales et répétées. Leur rythme régulier produit un effet étrangement imitatif : il donne presque la vision des étoiles, fixes et scintillantes à la fois. Se peut-il que des sons expriment ainsi le silence même, ce silence nocturne qu’on écoute ! Le second couplet, lui aussi, commence par la même note isolée et persistante ; mais peu à peu d’autres notes se groupent autour d’elle, les accords se complètent ; de mesure en mesure, la trame harmonique se serre et se tend ; dissonances hardies éclatent dans cette nuit où toutes les voix chantent, et quand la phrase revient une dernière fois, quand, du ciel étoilé, le regard de l’homme redescend sur lui-même, alors s’accuse l’élément personnel, passionnel. Comme si l’âme se dilatait sous le charme des splendeurs nocturnes, la phrase s’élargit et l’hymne s’achève dans l’extase.

Que de chefs-d’œuvre à signaler encore ! In der Fremde, à l’Etranger, est la morne vision, loin de la pairie, d’une vie et d’une mort solitaires. Ne serait-ce pas de ce lied que Bizet a dit : « C’est la nostalgie de la mort. » Quel accord entre la poésie et la musique !