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les Deux Grenadiers, sont des récits ou des tableaux sans reproche. Chacun connaît les Grenadiers d’Henri Heine, ce dialogue de deux vieux soldats qui reviennent de Russie après une longue captivité. En Allemagne, ils apprennent la défaite et la chute de Napoléon. Epuisé de fatigue, accablé de douleur et de limite, l’un d’eux se sont mourir. Il demande à son compagnon de rapporter son corps en terre de France, de l’y ensevelir en tenue de combat, pour qu’il puisse attendre tout armé le jour où battront de nouveau les tambours, où les canons rouleront encore, où l’empereur délivré passera par les cimetières et réveillera ses héros pour les reconduire à la victoire. Schumann a donné une allure héroïque à ce court fragment d’épopée impériale ; il l’a très heureusement couronné par le refrain de la Marseillaise.

Plus intime et plus allemand est le lied du Noyer. Le vieux noyer s’élève au seuil de la maison ; dans ses branches, les oiseaux et vents, les amoureux sous son ombre, parlent, mais bien bas, de la petite jeune fille qui rêve à son fiancé de l’année prochaine et, tout émue, écoute les voix du grand arbre. Tandis que le gracieux dessin de l’accompagnement rend le bruissement du feuillage, le chant, coupé de réticences et de soupirs, exprime délicieusement le trouble virginal des jeunes désirs et des premières penses d’amour.

La Sorcière, c’est la rencontre d’un cavalier égaré la nuit dans la forêt, et de Loreley l’enchanteresse. On peut admirer ici comme Schumann sait rajeunir les vieilles formes musicales. Le lied a deux couplets, à l’ancienne manière ; mais quelques mesures diversement harmonisées, un simple changement de mode ou de tonalité donne à l’ensemble la variété et la vie. La première reprise est sombre, un peu dure ; la seconde, haussée subitement d’une tierce, prend par cela seul un accent irrésistible de tendresse et de séduction : la sorcière se fait sirène. Schumann a dans ses lieder la concision et la sobriété, les qualités qui manquent le plus à sa musique symphonique : il sait tout dire en deux pages, où rien ne fait défaut, où rien ne fait longueur.

Doux mélodies, parmi les plus géniales, sont belles d’une beauté particulière ; belles comme des tableaux d’après nature, ou plutôt comme la nature même. Elles en traduisent puissamment deux manifestations puissantes : une nuit de printemps et une nuit d’étoiles. Frühlingsnacht, c’est la Nuit du mai de Schumann. On a fait bien des chansons au printemps, à ses premières fleurs, à ses premières hirondelles, aux promenades sentimentales et un peu bourgeoises des amoureux. Ici encore Schumann a brisé les vieux moules trop étroits pour sa pensée, et la sève nouvelle a jailli.