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le spectacle des navires battus par l’orage, dans la mer intérieure les petites barques des pêcheurs circulent tranquillement pour jeter les filets ou les relever[1]. Un peu plus loin, s’étend une vaste plaine, sans grands accidens de terrain, mais riche et riante, comme les anciens les aimaient. Elle s’élève peu à peu vers les montagnes qui la ferment au nord et d’où descendent de petits ruisseaux qui vont se jeter dans la mer, après avoir répandu un peu de fraîcheur sur leur route. L’un d’eux est le Galèse, que Virgile a chanté dans ses Géorgiques, car Virgile était, comme Horace, un des visiteurs de Tarente. Il est difficile d’oublier le tableau qu’il nous fait de ce bon vieillard, qui, dans les lieux fortunés « où le noir Galèse traverse des champs jaunes d’épis, » défriche quelques arpens de terre abandonnée. Après y avoir semé, au milieu des broussailles, des carrés de légumes entourés d’une bordure de lis, de verveine, de pavots, et planté quelques ormes et quelques platanes pour abriter sa table rustique, il se croit l’égal d’un roi parce qu’il cueille avant tout le monde la rose au printemps, les fruits à l’automne. C’est dans ce passage charmant des Géorgiques qu’il faut chercher l’impression que Tarente a faite sur Virgile ; dans l’Enéide, comme son héros n’y séjourne pas, il n’a pas cru devoir s’y arrêter non plus, et se contente d’en prononcer le nom ; mais il était bien sûr que ce nom seul suggérerait à ses lecteurs des souvenirs que j’ai tenu à rappeler en passant.

Cependant Énée continue à longer les côtes de la Calabre. Quand il est arrivé à l’extrémité de la péninsule et qu’il en a franchi le dernier promontoire (capo Spartivento), il aperçoit tout à coup un magnifique spectacle : c’est la Sicile, dont il voit les rivages fuir dans le lointain ; c’est surtout l’Etna qui se dresse en face de lui. L’Etna tient une grande place dans l’admiration et la curiosité des anciens. On sait pourtant qu’ils n’étaient pas très sensibles aux beautés des sites sauvages ; les glaciers les épouvantaient, et il semble qu’ils n’aient jamais consenti à regarder de près les Alpes, tant il leur répugne d’en parler. Mais l’Etna, place au cœur d’un pays qu’ils fréquentaient volontiers, s’imposait à leur attention ; il frappait trop souvent leurs regards, il était le théâtre de phénomènes trop redoutables pour qu’il leur fût possible de n’en rien dire. Voilà pourquoi, malgré leurs préférences pour les paysages calmes et reposés, ils se sont beaucoup occupés de la terrible montagne. Il y avait alors, comme de nos jours, d’assez nombreux

  1. Déjà, dans l’antiquité, le Mare piccolo avait la réputation d’être un lieu de pêche incomparable Horace nous dit que les gourmets faisaient grand cas des coquillages de Tarente

    Pectinibus patulis jactat se molle Tarentum.