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Et ailleurs : « Hélas ! le monde sans l’homme, que serait-il ! Un immense cimetière, le sommeil des morts sans rêves, une nature sans fleurs et sans printemps, une lanterne magique sans lumière. Et pourtant ce monde, avec l’homme, qu’est-il ? Un épouvantable cimetière de rêves engloutis, un jardin planté de cyprès et de saules pleureurs, une lanterne magique avec des figures éplorées… Oui, mon Dieu, voilà ce qu’il est, le monde ! .. Adieu donc, cher ami, puisse la vie n’avoir pas plus de nuages qu’il n’en faut pour la douce harmonie d’un beau crépuscule, pas plus de brouillards que les vapeurs légères qui forment le disque argenté de la lune, quand, assis le soir sur les ruines du vieux château, tu contemples tour à tour la vallée fleurie et le ciel étoile ! .. Me vois-tu également assis parmi des ruines, celles de mes châteaux en l’air évanouis ? Je pleure en contemplant l’horizon gris et terne qui borne désormais ma vie… en songeant à tout ce que j’ai dû m’arracher du cœur, où la plaie saigne toujours ! »

Le moment approchait où Schumann allait tout quitter pour la musique. A Heidelberg comme à Leipzig, le droit lui répugnait de plus en plus : l’étudiant malgré lui ne possédait même pas de Digeste. En 1828 et 1829, les tentations n’avaient pas manqué : il avait entendu Paganini ; il avait fait la connaissance de Wieck, l’éminent professeur, dont il devait un jour épouser la fille. Enfin, il s’était passionnément épris de l’œuvre de Schubert, qui venait de mourir. Les voix qui depuis longtemps l’appelaient devenaient de plus en plus impérieuses : il leur obéit enfin. Le 30 juillet, 1830, il adressa à sa mère « la lettre la plus importante qu’il eût écrite dans sa vie. » Il voulait se livrer tout entier à l’art, et à l’art seulement. De guerre lasse, et sur l’avis favorable de Wieck, Mme Schumann se laissa fléchir et consentit. Ce fut pour Robert comme une délivrance. « Je retrouve enfin, écrivait-il à Wieck, assez de calme dans la joie pour pouvoir écrire. Il me semble que j’ai un soleil dans le cœur. Le sentier de la science escalade des montagnes âpres et stériles ; celui de l’art a aussi les siennes, mais ce sont des collines d’Orient où abondent les rêves, les espérances et les fleurs. » Hélas ! les fleurs sont rares sur tous les chemins, et la voie de Schumann allait être douloureuse. Il devait y marcher le front couronné de cyprès, de ce rameau sombre qu’une amie rencontrée un jour en Italie lui avait laissé comme gage d’un funèbre avenir.

A peine libre, Schumann commenta, sous la direction de Wieck, des études sérieuses. Il avait à regagner beaucoup de temps perdu, Mais en tout il allait à l’extrême, et son ardeur inconsidérée le porta bientôt à des excès dont il se repentit. Pianiste de mérite et déjà renommé, il ne voulut pas entièrement sacrifier la virtuosité a la composition. Il inventa, pour perfectionner son mécanisme, un