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Est-ce un souvenir douloureux, est-ce le tourment du génie et l’étreinte du Dieu qui lui arrachent de tels sanglots ? Non, c’est une plus effrayante vision. Déjà, le maître avait senti sur son front de trop brûlantes haleines. Plus d’une fois il n’avait pas reconnu sa muse. Au lieu d’elle, un fantôme hideux avait hanté ses nuits. Depuis longtemps il marchait, comme Orphée contre les spectres de l’enfer, sa lyre victorieuse à la main ; mais il pressentait que la folie serait la plus forte et que rien ne la pourrait conjurer, même les voix tutélaires, qui, l’une après l’autre, se taisaient au fond de son cœur.

My soul is dark ! Mon âme est sombre ! Telle était l’âme de Schumann, et son génie n’en fut que le reflet.

Nous ne voyons, avant Schumann, aucun musicien auquel le rattache une évidente filiation, On nommerait plutôt ses descendans que ses ancêtres. Il est le premier de sa race, et l’on regrette presque qu’il n’en soit pas le dernier, lorsqu’on entend certaines œuvres soi-disant inspirées de la sienne.

« Mes imitateurs, disait Michel-Ange, ne feront que des sottises. » D’un abord moins redoutable, et d’un exemple en apparence plus facile, Schumann n’en était peut-être que plus dangereux. Son influence expliquerait, sans les excuser, maintes productions contemporaines. Que de musiciens l’ont voulu suivre, qui se sont égarés sur ses pas ! Les Raff, les Brahms, pour ne parler que des Allemands, et les meilleurs, ont beau se réclamer de son nom : disciples laborieux, ils ont retrouvé la manière, le procédé, mais non le génie du maître. Leur école pèche par la violence. Elle abuse de la force, elle accumule les duretés et les discordances. Le germe de ce défaut était déjà, chez Schumann, dans l’excès, dans l’outrance de la passion, dans une âpreté parfois excessive, que ses imitateurs ont poussée jusqu’à la sauvagerie.

Ce n’est pas tout. La musique, après Schumann, est souvent tombée dans l’obscurité comme dans la violence. Avec la grâce elle a perdu la clarté. Sous ce rapport non plus, Schumann n’est pas irréprochable, et, de ses successeurs, la critique peut remonter jusqu’à lui. Deux causes le rendent parfois obscur : le défaut de sûreté dans l’intuition première ; et, dans les développemens, le défaut de ce fil conducteur, de cette trame suivie, que les Latins appelaient tenor ; l’absence de cette idée directrice qui fait la vie des œuvres d’art, comme elle fait la vie des êtres organisés, selon la définition d’un illustre physiologiste.

Schumann a des pensées originales, parfois sublimes ; mais, pour les fixer et les retenir, il lui manque la promptitude et la sûreté du regard intérieur. Sous son œil incertain, l’idée se trouble, puis