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fortes. Celle de Verrès s’augmentait de ce qu’il y avait d’ordinaire de violent et de grossier dans l’âme des Romains. C’étaient toujours des soldats et des paysans ; la Grèce, avec tous ses raffinemens, n’était pas parvenue à détruire ce fond de barbarie et de brutalité qu’ils tenaient de la nature, et il leur arrivait encore d’unir les emportemens du sauvage aux goûts délicats du civilisé. Supposons qu’un amateur de ce caractère possède une autorité sans limites, qu’il se trouve en pays vaincu, avec des sujets soumis à ses pieds et des flatteurs empressés autour de lui, il perdra vite la tête et se croira tout permis. C’est cette ivresse du pouvoir absolu, dans une nature détestable, jointe à un mélange malsain de Romain et de Grec, qui, sous l’empire, a produit Néron ; Verrès fut une ébauche de Néron sous la république.

Heureusement pour la Sicile, les Romains qui venaient s’établir chez elle ne ressemblaient pas tous à Verrès. Pour revenir enfin à Virgile, que nous avons depuis trop longtemps quitté, il n’est pas douteux qu’il n’ait été, lui aussi, très sensible aux beautés de l’art grec. Soyons assurés qu’il n’a pas pu parcourir sans une vive émotion des villes comme Sélinonte, Agrigente ou Syracuse ; il a certainement visité leurs temples et leurs théâtres, admiré les statues et les tableaux qui leur restaient après les larcins du terrible préteur ; mais lui au moins s’est contenté d’admirer. On peut croire que le souvenir des monumens qu’il avait vus en Sicile lui revenait à la pensée lorsqu’il avait à décrire des édifices semblables. N’avait-il pas dans l’esprit Agrigente ou Ségeste quand il nous parle de ces temples « qui s’élèvent sur un rocher antique et dont cent colonnes soutiennent le faîte ? » Ne se rappelait-il pas les riches colorations dont j’ai dit un mot tout à l’heure, lorsqu’il nous dépeint ces toits magnifiques où l’or étincelle, aurea tecta ? Cependant je suis tenté de penser que, comme il était venu surtout chercher le repos en Sicile, il fut encore plus touché des agrémens du climat et des beautés de la nature. Je m’imagine qu’il dut choisir quelque part, dans un site gracieux, le long de ces montagnes qui descendent vers la mer, une demeure solitaire où il pouvait travailler, sans être distrait, à sa grande épopée. La Sicile avait pour lui le mérite de rappeler la Grèce. Jeune encore, il avait exprimé dans des vers célèbres le bonheur qu’il éprouverait à parcourir les belles vallées de la Thessalie nu de la Thrace et à voir les jeunes filles de Sparte bondir sur les hauteurs du Taygète :


O ubi campi,
Sperchiusque, et virginibus baccat Lacœnis
Taygeta !