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même qui se donnaient le plaisir d’écorcher à la tribune le nom de Praxitèle ou de Polyclète commençaient à payer très cher leurs ouvrages, et l’on venait de voir, à Rome, un bronze de moyenne grandeur vendu publiquement 120,000 sesterces (24,000 francs), le prix d’une ferme. Verrès se trouvait être un de ces Romains que l’art grec avait séduits ; mais, connue il se mettait au-dessus des préjuges et qu’il ne se piquait pas de pratiquer les vertus anciennes, il avait le courage d’avouer ses goûts et ne se gênait pas pour les satisfaire. Ce fut un grand malheur pour lui d’être envoyé en Sicile ; la vue des chefs-d’œuvre dont ce pays était plein enflamma sa passion et la porta à tous les excès. J’imagine que, devant nos tribunaux, cette sorte de fureur dont il était atteint pour les objets d’arts lui mériterait peut-être quelque indulgence ; à Rome, au contraire, elle contribua beaucoup à le perdre. S’il s’était contenté de prendre l’argent des provinciaux, il aurait causé moins de scandale, c’était un crime alors fort commun et l’on s’y était, accoutumé ; mais voir un Romain qui se donnait tant de mal pour voler des statues et des tableaux, voilà ce qui n’était pas habituel, et l’indignation s’augmentait par la surprise. Un crime aussi extraordinaire paraissait indigne de pardon.

Le portrait que Cicéron trace de Verrès doit être fidèle ; je remarque que certains détails de cette figure n’ont pas cessé d’être vrais ; c’est un original dont nous connaissons des copies. Il ne suffit pas de dire qu’il avait le goût des œuvres d’art, il en avait la manie. Cicéron rapporte que quelques jours avant qu’on jugeât son procès, il assistait à une fête donnée par un riche Romain, Sisenna, où l’on avait sorti, pour faire honneur aux invités, toutes les curiosités que possédait le maître de la maison. Verrès avait un grand intérêt à paraître indifférent à ce spectacle. Il lui importait de cacher sa folio pour ne pas donner raison à ses accusateurs ; mais il ne put pas se contenir : il lui fut impossible de ne pas s’approcher de ces richesses étalées pour les regarder de plus près, pour les toucher, pour les manier, à la grande frayeur des esclaves, qui connaissaient sa réputation et ne le perdaient pas de vue. Quand un objet lui plaisait, il ne pouvait plus s’en passer : c’était une maladie. Il demandait, à l’emporter pour quelques jours et ne le rendait plus. Souvent il proposait de l’acheter, et d’abord le propriétaire refusait : « Les Grecs, dit Cicéron, ne vendent jamais volontiers les objets précieux qu’ils possèdent. » Mais Verrès était maître absolu de la province ; il avait mille moyens de perdre ceux qui ne se montraient pas complaisans pour lui. Après avoir prié, il menaçait, et les malheureux finissaient par s’exécuter en gémissant. Voilà comment il lui arriva de ne donner que 6,500 sesterces (1,300 francs) pour quatre statues de maîtres et de payer 1,600 sesterces (320 francs) le