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Cicéron parle de plusieurs de ces riches collections, qui, pour leur malheur, excitèrent la convoitise de Verrès, Mais il y en a deux dont il fait surtout l’éloge, celle de Stenius, à Thermœ Himeremes (aujourd’hui Termini), et celle d’Heins, à Messine. Heins avait eu l’idée de réunir dans une pièce arrangée exprès les chefs-d’œuvre de sa galerie : c’est ce qu’on a fait depuis longtemps dans la Tribune de Florence, ce qu’on imite dans presque tous les musées de l’Europe. Il possédait une petite chapelle, bien tranquille, bien recueillie, avec des autels pour venir prier les dieux, et il l’avait ornée seulement de quatre statues, quatre merveilles : le Cupidon de Praxitèle, l’Hercule en bronze de Myron, et deux canéphores de Polyclète. Le Cupidon avait fait le voyage de Rome : l’édile C. Claudius l’avait emprunté à son ami Heins pour embellir une fête qu’il donnait au peuple romain. On ne manquait pas de le dire aux visiteurs, de même que de nos jours on pense augmenter le prix d’un tableau en racontant qu’il est de ceux qui furent enlevés par les Français et placés au Louvre. La chapelle d’Heins était ouverte tous les jours, et les étrangers qui passaient à Messine ne manquaient pas de l’aller voir. « Cette maison, dit Cicéron, ne faisait pas moins d’honneur à la ville qu’à son maître. »

On allait donc visiter alors la Sicile pour les mêmes raisons qu’à présent. Elle attirait surtout les artistes, les connaisseurs, ou ceux qui croyaient l’être, les admirateurs de l’art grec, qui savaient qu’elle était au moins aussi riche en monumens anciens que fa Grèce ou l’Asie. Le voyage était sans doute moins commode et moins rapide qu’aujourd’hui ; mais peut-être se faisait-il plus aisément qu’il y a quelques années. Cicéron rapporte que, lorsqu’il voulut dresser l’acte d’accusation de Verrès, il parcourut l’île entière en cinquante jours, « de façon à recueillir tous les griefs des villes et des particuliers, » ce qui suppose qu’il y avait alors des moyens assez faciles pour se transporter d’un endroit à l’autre. Aussi voyait-on beaucoup de Romains se mettre en route pour la Sicile. Dans les Verrines, toutes les lois que l’orateur parle de quelque ville importante ou de quelque monument fameux, il paraît supposer qu’il y a, dans son auditoire, des personnes qui les connaissent.

C’est là précisément ce qui nous cause une certaine surprise : nous sommes étonnés qu’il y ait eu tant de gens à Rome qui aient pris la peine d’aller si loin pour voir de beaux édifices et de riches musées. Longtemps les Romains avaient affiché un souverain mépris pour les arts et, à l’époque même dont nous nous occupons, les magistrats en exercice, les orateurs qui voulaient paraître sérieux, affectaient de n’avoir jamais entendu parler des grands artistes de la Grèce ; mais c’était une comédie : en réalité, ceux