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soi-disant écrites par Mlles Leclerc et Miré, danseuses à l’Opéra[1]. La première, d’après cette correspondance, avait entendu parler de l’admiration que le philosophe professait pour sa danse et elle lui donnait un rendez-vous. Une seconde lettre exprime l’amour et le bonheur, une troisième crie à la trahison. Miré prend ensuite la plume pour raconter la mort de la pauvre Leclerc et pour demander à la remplacer dans le cœur de Grimm. Le sel de cette mystification, vraiment assez drôle, est dans l’excentricité du style et de l’orthographe attribués aux deux figurantes, et plus encore dans les ridicules mis au compte du prétendu galant. C’est sur le ministre de Francfort que ces demoiselles ont jeté leur dévolu ; elles lui donnent de l’excellence et, en même temps, du savant et du philosophe par le nez ; elles ont, par-dessus le marché, entendu dire qu’il est plein de sentiment. Il est vrai que ce « Saxon sans pareil, » soupçonné d’infidélité, devient aussitôt un « perfide et bavard petit-maître. » On reconnaît, sous une forme badine, les travers dont s’amusaient les amis de Grimm ; il était considéré, mais il donnait prise à la raillerie ; il avait de l’esprit, mais pas tous les genres d’esprit.


II

La Correspondance littéraire dut de bonne heure paraître à Grimm un provisoire, pour ne pas dire un pis-aller. Elle ne l’empêcha point, dans tous les cas, de fortifier l’indépendance qu’elle lui assurait par l’adjonction de relations utiles et de fonctions rétribuées. La mort du comte de Frise, en 1755, l’avait atteint dans ses intérêts aussi bien que dans ses affections, car si, depuis quelques années, il n’était plus aux gages du comte comme secrétaire, il avait continué de demeurer chez lui, et de trouver en lui, au besoin, un protecteur généreux. « Avec le comte, écrit Mme d’Épinay, il n’avait besoin de rien. » Il fallut donc aviser à fermer la brèche inopinément faite dans sa position. Ses amis s’y employèrent et le recommandèrent au duc d’Orléans, qui se l’attacha en qualité de secrétaire de ses commandemens, avec 2,000 francs de traitement. Cette place, qui permettait à Grimm d’aller à la cour, ne parait lui avoir imposé que des devoirs d’étiquette. A l’occasion de la mort d’Orléans-Égalité, en 1793, Grimm dans une lettre à Catherine, trace un portrait du prince qu’il avait servi : « Ce n’était pas un génie, ce n’était pas un aigle ; il avait peut-être l’esprit assez borné, mais la nature l’avait doué d’un tel instinct pour

  1. les éditeurs du volume supplémentaire de 1829 s’y sont laissé prendre. Ces lettres leur ont paru avoir « un caractère de vérité qui repousse toute idée d’imposture. »