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Mme d’Épinay a tracé elle-même son portrait, et à l’époque précisément où commençait sa liaison avec Grimm ; mais avec les plus fermes résolutions d’impartialité, quoiqu’un s’est-il jamais vu du même œil que le voient les autres ? Sans compter que ces portraits de personnes vivantes pèchent toujours en ce que, ayant une date et représentant l’original à un moment donné, ils ne peuvent tenir compte de cet élément capital de la personnalité, les modifications que la vie nous fait subir. L’écrivain est condamné, ou à fausser la ressemblance en ne tenant pas compte des changemens opérés par le temps, ou à tenir sa description dans l’à-peu-près d’une impression générale. Les inconvéniens du procédé dont nous parlons sont surtout apparens aujourd’hui que la rapidité avec laquelle les événemens se pressent entraîne des transformations plus promptes et plus complètes. L’art le plus exercé possède-t-il, par exemple, le moyen de représenter, dans l’unité d’une même portraiture, le religieux, le mélancolique, le divin auteur des Méditations, le faiseur de révolutions haranguant les foules sur la place publique, et enfin le négociant obéré exploitant les tristes restes de son talent et de sa réputation ? Est-il facile, en disant quel fut Sainte-Beuve, d’établir le lien qui rattache le poète des Consolations à l’écrivain qui, sur la dernière page de son Port-Royal, a voulu déposer le témoignage du détachement universel auquel il était parvenu ? Ou bien encore, quelqu’un se chargerait-il de nous donner, pour ainsi dire dans une même sensation, le George Sand qui portait blouse et pantalon, mettait le chapeau sur l’oreille, lançait dans les Lettres d’un voyageur les boutades de sa pétulante rhétorique, et la bonne femme qui a fini ses jours à Nohant entourée de ses petits-enfans et de ses bonnes œuvres ?

En voilà beaucoup pour dire qu’il y a à distinguer chez Mme d’Épinay si nous voulons nous représenter fidèlement ce que fut cette aimable femme. Elle changea plus qu’une autre en avançant en âge parce que son caractère l’exposait aux fautes, aux fautes, c’est-à-dire aux expériences, et parce qu’elle profita des leçons de la souffrance. La vie se partage pour elle en deux périodes dont la seconde date justement de la connaissance qu’elle fit de Grimm. À cette époque, charmante sans être jolie ; de l’esprit sans instruction ; un talent littéraire naturel, mais qui se dissipe en badinages de société ; la justesse du jugement et le manque de suite dans les idées ; un fond de courage avec beaucoup de timidité, et un fond de réflexion avec beaucoup de légèreté ; plus de sensibilité, de tendresse que de passion ; trop bonne, trop confiante, et, par suite, souvent dupe ; crainte de blesser et faute de ce qu’on appelle caractère, tâtonnant dans sa conduite, « cherchant des biais et des tournures au lieu