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préparé. Don Ferrante Carillo, comte de Priego, majordome major de don Juan, comptait au nombre des craintifs et des indécis. Nul n’inclinait avec plus d’obstination du côté de la prudence. Odescalcho lui démontra qu’il était impossible de mettre l’issue du combat en doute : l’armée venait de se purifier par un jeûne de trois jours, chacun s’était réconcilié avec Dieu par le sacrement de la pénitence et par celui de l’eucharistie ; comment supposer que le ciel resterait sourd à tant de supplications, insensible à la conduite exemplaire de soldats qui prenaient les armes pour sa sainte cause ? « Je vous promets la victoire au nom de Dieu, répétait sans cesse le nonce ; je vous la promets, quand bien même vous seriez inférieurs en nombre. » Le 10 septembre, le grand conseil s’assemble. Le nonce, naturellement, y assiste. Marc-Antoine Colonna, Sébastien Veniero, les trois provéditeurs : Barbarigo, Canale, Quirini, le prince de Parme, Gabriel Serbelloni, émettent sans hésiter l’avis qu’il faut combattre : tous les autres soutiennent plus ou moins l’opinion contraire. Le comte de Priego n’a pas encore exprimé son sentiment : « Je n’invoquerai point, dit-il, à l’appui de mon opinion, de raisons militaires. Notre saint-père le pape nous ordonne de livrer bataille ; il faut lui obéir. » Eh quoi ! ce n’est pas un moine, c’est un homme possédant au plus haut degré l’expérience des choses de ce monde qui ose tenir un semblable langage, apporter un pareil argument dans une délibération d’où dépend le sort de l’armée. Les généraux espagnols, tout fervens catholiques qu’ils soient, s’étonnent ou s’indignent ; quelques-uns même ne craignent pas de railler l’obéissance aveugle qui enlève au vieux courtisan l’usage de sa raison. Les Vénitiens, les Romains, de leur côté, applaudissent : ce n’est pas uniquement dans les promesses du pape qu’ils mettent leur confiance ; « c’est aussi, s’écrient-ils, dans le courage bien connu de don Juan. » La partie était gagnée : d’après les conditions auxquelles avait été souscrite la ligue, deux votes, dans le conseil des commandans en chef, auraient suffi pour faire la loi au troisième. Colonna et Veniero, en se mettant d’accord, étaient donc maîtres de la situation. Ils n’eurent pas besoin d’user de cette violence. Don Juan, dès qu’il se sentit soutenu par l’unanimité de ses deux collègues, se précipita tout joyeux en avant. « Séparons-nous, messieurs, dit-il aux officiers qui l’entouraient, et allons nous préparer au départ. »

Il restait un dernier espoir aux partisans opiniâtres des atermoiemens. Gil d’Andrada, officier espagnol, « très adroit et grand marin, » dit de Thou, avait été détaché avec deux galères légères, bien renforcées, pour aller à la découverte. Il devait, assisté par un excellent pilote, Cecco Pisano, se diriger vers l’est et pousser assez avant pour rapporter des nouvelles certaines de la flotte