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Requesens sont des plus tendus, et il n’ignore pas l’absolue confiance dont le roi fait profession pour la science nautique de l’amiral génois. Par une cédule royale, en date du 1er mai 1571, Philippe II a déclaré « qu’en l’absence de son frère don Juan d’Autriche ou du lieutenant-général don Luis de Requesens, Jean-André Doria prendra le pas sur les généraux des escadres d’Espagne, de Naples et de Sicile. Il les commandera chaque fois qu’il y aura jonction. » Quel trouble ces dispositions prévoyantes ne devaient-elles pas jeter dans l’esprit du fils de Charles-Quint ! Responsable envers la chrétienté, responsable aussi envers l’Espagne, don Juan se sentait surtout enchaîné par la confiance dont, malgré son jeune âge, le souverain l’avait investi : la reconnaissance, la vénération, aggravaient encore dans son cœur le sentiment du fardeau assumé. L’imprudence, en pareille conjoncture, touchait presque à la trahison. Pesez bien toute la gravité de la résolution à prendre, envisagez sous ses diverses faces la question qui s’agite et demandez-vous si celui que le pape, dans son impétuosité, appelait son « fils chéri, » lui promettant à la fois victoire et couronne, ne devait pas, avant tout, se rappeler qu’il était le frère et le mandataire de Philippe II. Quand on exerce le commandement en chef, les dangers du champ de bataille généralement ne comptent pas : ce qui oppresse la pensée, ce qui ôte le sommeil, c’est le sentiment toujours présent de la responsabilité. Sous plus d’un rapport les insoucians sont heureux.


III

A ses propres inquiétudes don Juan ne pouvait manquer de joindre celles que ses conseillers semblaient prendre plaisir à lui inspirer. Nul contrat n’eût été capable de désarmer les préventions que l’arrogance jalouse des seigneurs espagnols nourrissait contre Venise. L’intrépidité, la résolution, du général Veniero ne les touchaient guère. Ce vieillard presque décrépit, qui ne rêvait qu’assauts, abordages et batailles, qui ne souffrait pas qu’on parlât d’autre chose que d’aller vers l’Orient, de chercher l’ennemi et de combattre sa flotte, leur semblait manquer du sang-froid voulu pour les importantes délibérations auxquelles on le conviait. Il montrait avec orgueil ses nombreux vaisseaux : semblable fierté lui était-elle permise quand on examinait de près ses équipages ? « J’ai commencé à visiter hier les galères vénitiennes, écrivait, le 30 août, don Juan d’Autriche, dans une de ses effusions intimes qu’il réservait pour son vieux maître, don Garcia de Toledo ; je suis allé à bord de leur capitane : vous ne sauriez vous imaginer à quel point les galères de Venise