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don Juan, si vous n’allez pas combattre la flotte ennemie, quand cette flotte s’est, avec tant d’audace, avancée à votre rencontre. Votre père Charles-Quint ne vous a donné que la vie, moi je vous donnerai l’honneur et la grandeur. » Ce n’était pas évidemment avec 106 galères, — 24 amenées par don Juan, 12 par Colonna, 22 par Cardona, 48 par Veniero, qu’il pouvait être question d’engager les opérations, mais le départ des Turcs avait rendu aux provéditeurs Canale et Quirini bloqués dans les ports de l’île de Crête, la liberté de leurs mouvemens ; sur l’ordre formel de Veniero, ces deux amiraux s’étaient mis en route. Le 30 août, don Juan reçoit l’avis que « les 60 galères vénitiennes qui se trouvaient à Candie sont arrivées à Syracuse. » Le 1er septembre, elles entrent dans le port de Messine. Le lendemain Jean-André Doria rallie la flotte avec 11 galères ; le 5 septembre, le marquis de Santa-Cruz en amène 30. La flotte est enfin au complet : elle compte, dès ce moment, 207 galères, sans comprendre 6 galéasses, les brigantins, les frégates et les naves. On peut convoquer de nouveau le grand conseil : il sera en mesure de prendre une décision.

« Avant de traiter les choses en conseil, avait écrit, dans une lettre datée de Bruxelles, le duc d’Albe à don Juan, il sera bon d’en entretenir familièrement chacun de vos conseillers, leur recommandant d’ailleurs le secret. Celui à qui Votre Excellence s’adressera ainsi se tiendra pour très favorisé et ne craindra pas d’exprimer librement sa pensée. Que de fois les soldats ne songent dans un conseil qu’à se grandir aux dépens des autres ! Une fois engagés par une opinion antérieurement émise, vos conseillers ne tomberont pas dans ce fâcheux travers. De plus, Votre Excellence, après avoir recueilli ces avis séparés, aura eu devant elle du temps pour réfléchir : quand le conseil se rassemblera, elle aura déjà pris sa décision. Dans ces réunions que Votre Excellence ne souffre jamais de querelles : son autorité en éprouverait grand dommage. Qu’on débatte à son gré les questions, rien de mieux ; qu’on se provoque, Votre Excellence ne saurait le tolérer. Il ne sera pas mauvais d’appeler quelquefois au conseil des mestres de camp et des colonels, voire quelques capitaines, pour leur donner pâture des choses publiques. Cette distinction les flattera beaucoup. »

L’homme serait-il le roi de la création, s’il n’avait sur tous les autres êtres l’inappréciable avantage de pouvoir profiter de l’expérience acquise par ses devanciers dans la vie ? Quand un personnage de l’importance du duc d’Albe veut bien condescendre à nous révéler ce que je ne craindrai pas d’appeler « les secrets du métier, » je crois que nous avons intérêt à prêter l’oreille : les leçons de l’histoire ne peuvent que gagner à passer par une telle bouche.