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l’ennemi venir nous chercher et ne pas aller nous-mêmes à sa rencontre. Pour l’amour de Dieu, qu’on réfléchisse beaucoup sur une affaire aussi considérable ! Qu’on n’oublie pas les désastreuses conséquences que pourrait amener un revers ! » Le duc d’Albe lui-même n’a pas craint de prêter sa voix autorisée à l’expression de cette inquiétude générale : « Les premiers ennemis que Votre Excellence devra combattre, dira-t-il à don Juan, seront ses propres soldats, qui lui conseilleront de combattre hors de propos. Votre Excellence me parait bien jeune pour résister à des assauts qui nous causent, même à nous vétérans, de si grands embarras. Qu’elle évite cependant cette insigne faiblesse de se laisser vaincre par ses soldats, car le mal ne s’arrêterait pas à cette défaite : on la verrait indubitablement suivie du triomphe de l’ennemi ; maint exemple l’apprendrait au besoin à Votre Excellence. Le succès, en revanche, a toujours été le lot des chefs qui ont su résister à leurs soldats. » On a beau avoir terrassé les insurgés de Grenade : quand on tient dans ses mains la fortune de la chrétienté et qu’on reçoit de pareils avis des plus illustres chefs d’une armée réputée à bon droit la première de l’Europe, il est difficile de ne pas se sentir un peu ému des hasards au-devant desquels on s’est décidé à courir. L’ennemi paraît : tous les scrupules, toutes les appréhensions à l’instant s’évanouissent. La jeunesse seule a de ces superbes confiances : ne la retenez pas ! Sa force est dans son élan et il faut lui laisser, en ce moment suprême, saisir, suivant le mot du poète, « l’honneur noyé par les cheveux. »


II

Don Juan d’Autriche, lorsqu’il livra, le 7 octobre 1571, la plus grande bataille navale des temps modernes, avait l’âge d’Alexandre à Issus, d’Annibal en Espagne, de Condé à Nordlingen, de Napoléon Bonaparte à Toulon. — Charles XII à Narva était moins âgé encore. L’honneur de la victoire de Lépante, malgré la part considérable qu’y prirent les Vénitiens, lui appartient sans conteste, car, sans lui, la campagne de 1571 avortait comme celle de 1570 et le grand combat n’eût jamais été livré.

Les forces coalisées connaissent peu de jours sans nuages. Dès le 25 août, deux jours par conséquent après son arrivée à Messine, don Juan commence à faire part de ses déceptions au vieux général qui, en 1567, présida, par ordre de Philippe II, à ses débuts. Ce général s’est emparé jadis du Peñon de Velez, en Afrique ; il a secouru Malte assiégée par les Turcs : aujourd’hui, le soin de sa santé, usée par tant de campagnes, le retient à Pise. Don Garcia de