Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/521

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’était pour y rallier une seconde flotte : — la flotte de Mourad-Reïs, composée de 25 galères ; — maintenant ils font franchement route vers le promontoire Saint-André. Othello n’a pas un instant à perdre : il part dans la nuit même.

Qui ne reconnaîtrait dans la fiction du poète la trace irrécusable de l’émotion qu’une longue période de sécurité relative n’avait pas encore effacée ? « O siècle, vraiment arrivé au comble des malheurs ! s’écriait, de son côté, le saint pontife Pie V. Les Turcs ont déclaré la guerre aux Vénitiens : ils ne songent qu’à détruire la chrétienté pièce à pièce. Considérez les commencemens si humbles et si obscurs de cette nation : elle prend naissance chez les Scythes qui habitent le Caucase des Indes, s’établit d’abord dans la Perse et dans la Médie, y vivant de brigandages, et, pendant bien des années, ne faisant aucun bruit dans le monde : peu à peu ses forces s’accroissent ; elle a l’audace d’envahir en armes des provinces chrétiennes, elle occupe la Cilicie, subjugue les Arméniens, combat les Thraccs d’Asie et les Galiciens de la Cappadoce, se répand comme un torrent jusqu’aux bords de l’Euphrate et du Tigre, soumet les habitans du Mont-Taurus et ceux du Mont-Amanus. Où s’arrêtera la cupidité du Turc ? Ne voyons-nous pas les armes ottomanes se porter au-delà du Tanaïs, du Volga, du Borysthène, de la mer d’Hyrcanie ? Après avoir dévoré presque toute l’Asie, les Turcs s’emparent de Constantinople et se saisissent de la Grèce ; ils renversent de son trône le Soudan du Caire : l’Egypte et la Syrie, deux grandes puissances, tombent entre leurs mains ; Soliman, de nos jours, a réduit en son pouvoir une partie de la Hongrie. Il a pris l’île de Rhodes, assiégé Malte, occupé par fraude l’île de Chio, enlevé Sigeth aux Hongrois. Sélim, aujourd’hui, après avoir violé le droit des gens, violé sa propre foi, avide encore d’étendre sa tyrannie rapace, envoie assaillir le royaume de Chypre. »

Le tableau tracé par le père commun des fidèles n’était que trop exact. La vigueur morale de la Rome antique et la décision inflexible des vieux pères conscrits revivaient heureusement dans Pie V. Quel rude sénateur ce pape du XVIe siècle eût été ! A l’âge de soixante-six ans, avec trois pierres d’une once et demie chacune dans la vessie, le moine austère qu’un suffrage imprévu appela, en l’année 1565, à s’asseoir dans la chaire de Saint-Pierre, étonna le monde par son activité merveilleuse et par sa ferveur juvénile. On le vit, oubliant ses atroces souffrances, porter durant de longs mois ses prières au pied des autels, adresser ses sollicitations ardentes à toutes les cours, invoquer à la fois, avec cette violence impétueuse qui fait la force des saints, le roi du ciel et les princes de la terre, prodiguer en un mot ses démarches, ses émissaires, ses