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jusqu’à l’heure où il va travailler. Remarquons d’abord que l’homme ne s’appelle pas Tityre ou Ménalque, comme dans une idylle, mais « le Camard, » Simulus, ce qui est un nom tout à fait romain. Nous le voyons qui se lève lentement de son lit. La nuit est noire ; à moitié endormi, il se dirige à tâtons, les mains en avant, vers le loyer. Quand il se cogne, il se dit : « J’y suis. » Puis il allume sa lanterne, avec toutes sortes de précautions, « étendant la main du côté de la bise pour empêcher la lumière de s’éteindre. » Il réveille ensuite son unique servante, une vieille négresse, dont il nous fait un portrait frappant : « Elle a les cheveux crépus, la lèvre épaisse, la peau noire, la poitrine large, les mamelles pendantes, le ventre plat, les jambes grêles, avec un pied qui s’étend à l’aise.


Pectore lata, jacens mammis, compressior alve,
Cruribus exilis, spatiosa prodiga planta. »


Aidé par la servante, Simulus cuit son pain, et confectionne le plat qu’il doit emporter pour son dîner. C’est un plat national qui s’appelle moretum, et d’où notre poème a pris son nom. L’auteur a soin de nous en donner la recette, qui ne nous engagera pas beaucoup à l’imiter : il y entre de l’ail, de l’oignon, du céleri, de la rue et du fromage. Tous ces ingrédiens sont placés dans un mortier, et pendant que Simulus les écrase, une odeur âcre le saisit aux narines, son front se plisse, et souvent, du bout de sa main, il frotte ses yeux qui pleurent. Quand le pilon ne ressaute plus, il l’ait avec ses deux doigts le tour du mortier pour rejeter au centre ce qui couvre les bords. L’opération finie, il chausse ses fortes bottes, met son galerus sur sa tête, sort pour aller au travail, et voilà notre petit poème achevé.

L’ouvrage, dans sa rusticité, est piquant et curieux. Je ne serais pas surpris qu’avec les dispositions où nous sommes et le goût que manifeste le public, on ne fût tenté aujourd’hui de le préférer aux Bucoliques. On se demandera certainement pourquoi Virgile, s’il en est vraiment l’auteur, n’a pas continué de décrire ainsi la vie rustique. Comment se fait-il qu’il ait cru devoir changer de méthode, et qu’ayant commencé par marcher dans une voie qui était nouvelle, il l’ait brusquement quittée pour se mettre sur les pas de Théocrite ? Il faut bien croire qu’il n’était pas aussi satisfait que nous de son œuvre, et que ces peintures, servilement exactes, ne lui semblaient pas la perfection de l’art. Peut-être pensait-il que notre existence de tous les jours étant d’ordinaire si médiocre et si plate, il ne vaut vraiment pas la peine de la vivre deux fois, dans la réalité et dans le rêve ? Comme il était triste de nature, et enclin à