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quand on a réussi à appeler l’intérêt sur un tel maître, il faut s’attendre que la curiosité montrera plus d’exigences. En cette matière, les épithètes même les mieux choisies laissent toujours place à l’équivoque. J.-S. Bach est profond, mais Berlioz et Schumann non plus ne manquent pas de profondeur ; pathétique, mais Beethoven et Verdi le sont aussi, chacun à sa manière ; prodigieusement habile à manier les formes musicales, mais l’extrême habileté de main est le trait commun, — le seul, je dois le dire, — de Mozart et de Wagner. L’auteur de la Passion est un génie complexe qui commande l’observation attentive et fidèle, une grande figure qu’il ne faut pas traiter par les surfaces. Pour descendre par l’analyse dans les mystérieuses profondeurs de cette âme d’artiste, il serait indispensable de discuter la valeur esthétique de ses procédés, de retracer l’état complet de la musique à son époque, en France et en Italie aussi bien qu’en Allemagne, Alors seulement il nous apparaîtrait sous son aspect original et propre ; on saurait précisément ce qu’il doit à ses précurseurs, ce qu’il y a ajouté de son fonds, et la part ainsi faite des temps et du milieu, le côté supérieur et impérissable de son œuvre se dégagerait nettement, M. Spitta, lui-même, a reculé devant cette entreprise ; il aurait dû tout au moins protester plus énergiquement contre les idées fausses qu’une admiration maladroite cherche à propager à cet égard. A entendre certains de ses biographes, J.-S. Bach serait une exception prodigieuse, un être à part créateur d’un monde à part, sans racines dans le passé, sans attaches avec son siècle, sans état civil, défiant tous les procédés de classification connus. Ils en font, pour employer la phraséologie allemande, un autodidacte qui n’a en rien à apprendre de personne, étant parvenu de prime-saut par ses seules forces à l’apogée du savoir. Ce phénomène de génération spontanée serait inouï dans l’histoire de l’art. Un grand artiste est le produit de plusieurs siècles, la synthèse de toute une époque. Le génie ne crée pas l’art de toutes pièces, il rassemble seulement et met en mouvement les forces inertes que des légions d’ouvriers obscurs ont lentement accumulées. Jean-Sébastien n’échappe pas à la loi commune. Il n’a pas eu de professeur en titre, il a cherché lui-même et choisi ses modèles, peu importe. Qu’il ait appris ce qu’il sait à l’école des théoriciens, qu’il l’ait découvert par l’étude directe des maîtres, ou qu’il le tienne, par affiliation, de l’hérédité psychologique, ce musicien, descendant de quatre générations de musiciens, ne peut être que l’homme de la tradition. Ses maîtres, ils s’appellent Reinken, de Hambourg, Jean-Christophe Bach, son oncle, d’Eisenach, et George Böhm, qui lui apprit à développer le choral, et Diétrich