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plus touchant peut-être que le lamento qui vient ensuite, accompagné par les sanglots des violons. Lorsque Pilate demande de quel crime Jésus est coupable, le soprano répond pour lui : « Il a fait du bien à tous, il a rendu la vue aux aveugles, voilà tout ce qu’il a commis. » Le cri : « Barabbas ! » lancé sur l’accord de septième diminuée, le chœur : « Qu’il descende de la croix, s’il est le Fils de Dieu ! » ont une incroyable énergie. À partir du crucifiement, la musique prend un caractère extatique et vraiment surhumain. On dirait que l’âme dégagée des liens du corps flotte librement dans l’espace. L’arioso : « ô Golgotha ! » est l’inspiration la plus sublime qu’il m’ait été donné d’entendre. Dans toute la musique, je ne vois guère que l’adagio de la Neuvième Symphonie à comparer avec ces quinze mesures brûlantes d’une flamme intérieure. Quand tout est consommé, le choral revient une dernière fois en sourdine et comme transfiguré par des harmonies qui n’appartiennent plus à la terre. Quelques mesures du récit de l’évangéliste pendant lesquelles le sol tremble et les tombeaux s’entr’ouvrent, puis le silence du sépulcre et l’adieu des fidèles, ramènent le chœur final, admirable épilogue où l’élan de la reconnaissance domine l’expression de la douleur.

Combien de chefs-d’œuvre justement admirés pâliraient devant cette composition unique, de proportions si vastes, d’aspects si variés, d’inspiration si haute, d’exécution si précise ! Peut-être va-t-on regretter maintenant qu’elle reste comme perdue au milieu de tant d’autres que l’on qualifiera de sèches et d’abstraites. Ce serait une nouvelle erreur. Ces fugues (voilà le terrible mot lâché ! ), ces chorals d’orgue, ces préludes, gardons-nous d’en médire. Leurs beautés sévères ont leur attrait. Si elles ne sont pas, comme un certain fétichisme voudrait le faire croire, l’expression dernière de la musique, elles ont leur place marquée dans l’œuvre du maître, et peut-être qu’en nous en montrant une face nouvelle, elles vont nous conduire à la solution du problème qui s’est posé au début de cette étude.


III

Le génie de Bach éclate dans toutes ses œuvres. Mais c’est peu de le reconnaître, il faut le définir. De quelle race est-il, et de quel rang ? Ici les commentateurs se dérobent par des généralités laudatives, où il entre peut-être, de la part de la critique allemande, une arrière-pensée de réparation et de remords. C’est trop peu cependant de quelques adjectifs pour une pareille tâche, et