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permis : le génie seul est capable de pareilles trouvailles. Dans la cantate funèbre qui porte le titre d’Actif tragicus, dans la Passion de saint Matthieu, dont les chorals ont tous été choisis par Bach, on trouve des traits du même genre. Et voilà pourtant l’homme en qui l’on n’a voulu voir longtemps qu’un harmoniste maussade ! Mais aussi, que n’a-t-il composé des opéras, et quelle raison de se confiner trente ans de suite au fond d’un temple de Leipzig ? La réponse est bien simple. Il eût fallu aller chercher l’opéra à Dresde ; l’influence italienne y dominait d’ailleurs, et Jean-Sébastien n’aimait ni les dérangemens ni les compromis. À ce degré de puissance où il se sentait parvenu, peu lui importait le cadre ou le milieu ; tous les moyens devaient lui être bons pour affirmer son génie. Aussi, personne ne s’est-il accommodé de meilleure grâce aux circonstances. En toute occasion, Bach sait se contenter des élémens qu’il a sous la main sans chercher au-delà. À Coethen, où l’esprit calviniste a banni de l’église la symphonie et l’orgue même, il se rabat sur la musique de chambre, et c’est là l’origine de ces modèles de fraîcheur et de grâce qu’on appelle les Suites françaises. Les compositeurs ne songeaient pas encore à réclamer des théâtres construits tout exprès pour leur musique et des auditeurs entraînés par un régime préparatoire. Sans sortir de Saint-Thomas, avec le chœur restreint et le peu d’instrumens dont il dispose, J.-S. Bach saura réaliser les grandioses conceptions qui se pressent dans son cerveau.

Par deux fois, cependant, il semble s’être senti à retrait dans son cercle habituel. On ne sait quelles préoccupations inquiètes le poussaient hors de sa sphère lorsqu’il écrivit, sous une inspiration toute catholique, le Magnificat et la Messe solennelle en si mineur. Peut-être n’y faut-il voir, après tout, qu’une boutade d’organiste mécontent qui veut faire pièce à son clergé. Toujours est-il que ce caprice, si caprice il y a, nous aura valu deux chefs-d’œuvre. Le Magnificat traverse comme un rayon joyeux l’œuvre un peu sombre et poussée au noir du vieux finit or : la messe en si mineur est, de l’avis de beaucoup d’artistes, ce qu’il a écrit de plus élevé : l’énorme fugue à cinq voix du Kyrie, les chœurs grandioses du Credo, sont les chefs-d’œuvre de la science. Mais, avec un déploiement de moyens plus extraordinaire encore, la Passion selon saint Matthieu parle bien autrement au cœur.

Cette grande œuvre, populaire en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, n’a été exécutée que deux lois à Paris. Ceux qui ont en la rare fortune de l’entendre en gardent le souvenir ineffaçable. Ses proportions gigantesques produisent sur les natures les plus réfractaires une impression profonde, et telle est la richesse des détails