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l’apprendre ; les problèmes les plus ardus de l’art d’écrire ont été par lui abordés de Front et résolus avec une audace, un bonheur dont les traités théoriques ne livreront jamais le secret. Peu à peu, cette vérité a fini par se faire jour chez nos artistes. Ce fut d’abord le vieux Boëly qui, le premier en France, se hasarda à faire entendre sur l’orgue les fameuses fugues dont le nom seul mettait Berlioz en fuite. Quelques années plus tard, P. Maleden, le théoricien profond, en quête d’une doctrine plus rationnelle que celle de nos conservatoires, partait à pied pour l’Allemagne et en rapportait, avec la fine fleur des leçons de Gottfried Weber, le culte de Jean-Sébastien. Vers la même époque, les travaux remarquables de Niedermeyer et de Lemmens pour la restauration de la musique religieuse, appelaient l’attention des musiciens français sur l’auteur de la Passion, et quand enfin l’on vit, sous la plume savante de M. Charles Gounod, la mélodie de Mozart se combiner harmonieusement avec les procédés de J.-S. Bach pour produire un style d’une richesse toute nouvelle, les compositeurs comprirent que la vieille crypte gothique qu’ils avaient dédaignée renfermait des trésors. Cette révélation a marqué le point de départ de notre jeune école. Tous nos symphonistes se proclament hautement disciples de Jean-Sébastien ; on voit son nom figurer de temps à autre auprès de leurs sur les programmes de concerts ; une société d’amateurs, la Concordia, s’est vouée à l’exécution de ses grandes compositions vocales, et elle a obtenu cette année de célébrer dans la salle du Conservatoire le deux-centième anniversaire de sa naissance. Bach est donc salué comme le maître par excellence de « ceux qui savent. » Mais l’est-il de ceux-là seulement ? Ne doit-on voir dans sa musique qu’une vaste encyclopédie à l’usage des bibliothèques spéciales, ou faut-il la recommander à l’admiration de tous comme le monument caractéristique de l’une des grandes époques de l’art ? Telle est la question qui commence à se poser, et sur laquelle je voudrais essayer de jeter quelque lumière à l’aide des travaux récens que sa vie et son œuvre ont inspirés à l’étranger.


I

Rien de moins romanesque, de plus calme, de plus monotone si l’on veut, que la vie de Jean-Sébastien Bach. Pas de ces coups de foudre qui illuminent la route des grands hommes, pas de ces catastrophes tragiques qui sont comme la rançon du génie, mais soixante ans d’un travail acharné, sans une aventure, sans une faiblesse et, qu’on me passe le mot, sans un écart de régime. Le plus