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stériles. » Mais on sait ce que l’Italie entendait alors par onore. Ce n’est pas plus l’honneur vrai que la virtù n’est la vertu. L’onore est le prestige que donne l’accomplissement d’une action difficile obtenue d’une façon éclatante. Le respect du droit d’autrui, les scrupules de la délicatesse morale n’ont rien à y voir. Il n’est pas nécessaire de marcher à l’ennemi au grand jour et de le combattre loyalement. César Borgia juge plus sage de l’étrangler à la suite d’un repas cordial. Il est imprudent d’agir sur-le-champ, surtout si l’on a un outrage à venger. « Ce qui ne se fait point à midi, disait César, peut s’ajourner au soir. » La bella vendetta demande, en effet, de la patience, une réelle sérénité d’esprit. Le poison subtil et lent, le venenum atterminatum qui se dissimule entre les pages d’un missel, dans les plis d’un mouchoir, est, pour une affaire d’onore, une arme exquise. Enfin, le bravo, le spadassin qui vend son coup de poignard pour quelques ducats, est aussi un artisan précieux de l’honneur d’autrui. D’ailleurs, nulle hypocrisie ; c’est avec une franchise admirable, une bonne foi parfaite que l’Italien, tranquille du côté de l’opinion et du remords, assouvit sa passion. Je n’ai rien à dire ici de la corruption des mœurs. Je crois d’une bonne critique de se lier, sur ce chapitre, aux comédies de Machiavel et de Bibbiena, aux nouvelles de Bandello ; on peut, si l’on recherche une preuve historique d’apparence plus solide, s’en tenir aux chroniqueurs réunis par Muratori, au Journal de Burchard, le chapelain d’Alexandre VI, ou, plus simplement encore, aux lettres familières de Machiavel.

Comme l’indifférence ironique éloignait l’Italie des croyances qui avaient jadis formé la communauté chrétienne, l’égoïsme transcendant la détachait des notions morales qui sont le lien de la communauté humaine. La péninsule était peuplée de virtuoses ; elle n’était plus une société au sens étroit du mot. Les âmes, possédées par l’intérêt personnel, perdaient peu à peu tout enthousiasme, toute douceur et tout amour. Un jour, le plus grand des Florentins jeta un cri d’alarme : il comprit que l’Italie était sur le point de payer de sa liberté les complaisances de sa morale. Il essaya, mais trop tard, de donner à Florence une armée nationale. L’idée même de communauté nationale était sortie des esprits. Machiavel est le dernier qui conserve la notion de patrie italienne, si claire autrefois chez Dante et Pétrarque. Le temps n’était plus aux ligues des villes contre l’ennemi commun. La ligue qui avait attendu les Français à Fornoue fut une tentative princière inutile et rien de plus. Les princes, et le pape plus souvent que les autres, dans leur fureur d’écraser leurs voisins, allaient désormais appeler sans cesse les barbares. On vit alors les conséquences dernières de la