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extraordinaire en vue duquel Alexandre ménageait à son fils l’appui de Venise. Qu’il se fût ou non proclamé pape, il mettait la main sur le royaume de Saint-Pierre et le fondait, avec son duché des Romagnes, en une souveraineté de l’Italie centrale : « J’avais pensé à tout ce qui suivrait la mort du pape et trouvé remède à tout, dit César à Machiavel, quelques jours après la fin foudroyante d’Alexandre ; seulement, j’avais oublié que, lui mort, je pouvais être moi-même moribond. »

Burckhardt étudie à part deux cités : Venise, qui demeurait une république patricienne, immobile dans sa constitution sociale, et Florence, qui, démocratique de génie, goûta de tous les régimes, de la tyrannie militaire du duc d’Athènes, de la démagogie incendiaire des ciompi, de la tyrannie théocratique de Savonarole, du principat intermittent des Médicis, de la république bourgeoise de Soderini. Venise fut longtemps comme en dehors de l’Italie, tournée vers l’Orient, indifférente aux agitations de la péninsule, où elle n’entrait jamais que pour quelques instants, en faisant payer son alliance le plus cher possible. Tout son esprit d’invention allait vers les régions lointaines où cheminaient ses caravanes. Le moyen âge se prolongeait sur les lagunes, maintenu par un gouvernement inquisitorial, la dévotion d’état, l’étroite solidarité des citoyens, que fortifiait la haine du reste de la péninsule. Le soupçon incessant, la terreur de la délation, pesaient sur toutes les âmes. Venise, très ingénieuse de bonne heure pour le calcul des intérêts économiques, ne devait s’éveiller que tard à la vie de l’esprit. Sa renaissance fut d’arrière-saison, le dernier rayon de l’Italie. Elle n’eut pas, antérieurement à Alde Manuce, l’amour désintéressé des lettres ; elle décourageait les érudits que l’Orient grec lui envoyait : Paul II, un Vénitien, traitait d’hérétiques tous les philologues. Venise laissa se perdre les manuscrits de Pétrarque et dépérir la bibliothèque de Bessarion. Ses premiers poètes datent du XVIe siècle, sa peinture originale de la fin du XVe. Sa littérature propre est dans les Relations de ses orateurs, qui, par leur art national de l’espionnage, ont été peut-être les plus fins diplomates du monde.

Tout autre fut la physionomie de Florence. Ce peuple mobile peut renverser dix fois par siècle son gouvernement : on sent qu’il est le maître de sa destinée et de ses actes. Machiavel en expose l’histoire comme celle d’un être vivant et personnel : « Florence, dit Burckhardt, était alors occupée du plus riche développement des individualités, tandis que les tyrans n’admettaient pas d’autre individualité que la leur et celle de leurs plus proches serviteurs ». Cette vie féconde de la conscience à laquelle les tyrans doivent tout ce qu’ils sont, et qu’ils communiquent aux artistes et aux écrivains de leur