Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des différentes parties de l’Italie entre elles, les relations de l’Italie avec la chrétienté. Il s’agit de la tyrannie, ou du principat absolu, qui s’établit avec ensemble sur les débris de l’ordre féodal et des communes républicaines. Burckhardt étudie ce grand fait avant tous les autres, parce qu’il est non point la seule cause, mais la cause initiale de presque tous. La tyrannie, en brisant les anciens cadres politiques, n’a pas seulement donné aux Italiens un exemple d’action ; elle leur a imposé l’action même par la nécessité où ils se trouvèrent de respirer dans l’atmosphère d’un régime nouveau.

Le type premier de l’état moderne remonte à l’empereur Frédéric II. Avant lui, les princes normands avaient régné sur l’Italie inférieure et la Sicile en modifiant le système féodal, qu’ils changèrent en baronnies indépendantes : Frédéric substitue à leur œuvre une remarquable imitation des gouvernements musulmans. Il est, lui, le seul baron, le maître absolu ; partout où il domine, le droit politique des comtes est anéanti, les élections populaires sont défendues ; entre lui et la multitude des sujets ne subsiste plus une ombre de hiérarchie ; il gouverne par son bon plaisir, loi suprême qu’exécutent sans pitié ses vicaires, tels qu’Ezzelino da Romano ; il gouverne en dehors de l’église et contre elle ; s’il ne fonde pas une religion d’état, s’il ne prétend pas à la suprématie religieuse du monde, tout au moins est-il le chef véritable des religions diverses qui vivent en paix sous son sceptre. Il s’est réservé le pouvoir judiciaire ; il enveloppe son royaume du réseau d’une administration dont sa chancellerie trilingue est le centre, fixe, par le cadastre, l’impôt foncier, règle les impôts de consommation, surveille la science, fait des universités de Naples et de Salerne une école impériale où toute la jeunesse de l’Italie méridionale est obligée d’étudier ; il est lui-même l’armateur privilégié de l’empire pour tous les ports de la Méditerranée, il s’octroie le monopole du sel et des métaux. Son égoïsme, ses passions, son génie, où la tolérance se rencontre avec la cruauté, sont la règle unique de sa politique. Il brûle les hérétiques, tout en réconciliant l’Europe chrétienne avec l’Asie musulmane. Il appelle à sa cour les poètes et les médecins grecs ou arabes, les troubadours, les rabbins juifs, les géomètres et les chanteurs. Ce khalife souabe qui écrit des vers d’amour et s’entoure de bourreaux sarrasins est la terreur de l’Occident et de Rome. Mais l’Italie, qui bientôt permettra tout à ses maîtres, à la condition qu’ils fassent de grandes choses, voit en Frédéric le premier de ses princes, specchio del mondo, miroir du monde, dit le Novellino ; longtemps après la chute de sa maison, il occupera l’imagination populaire et passera dans les songes des Visconti, des Malatesta, des Sforza et des Borgia.