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L’Italie n’est pas éloignée de penser que toutes les religions mènent au royaume de Dieu. Le voisinage des croyances les plus diverses, l’islamisme et la foi grecque, l’avait préservée de l’égoïsme religieux. La tolérance la conduisit à une notion libérale de l’orthodoxie : le conte des Trois Anneaux était au Novellino longtemps avant Boccace. C’est pourquoi les Italiens, très libres dans l’enceinte de leur église, n’ont jamais songé sérieusement à en sortir. Ils n’ont point en d’hérésie nationale : la pataria lombarde, le catharisme oriental ne furent, entre le XIe et le XIIIe siècles, que de courtes tentatives de révolte plus sociale encore que religieuse. La doctrine issue des prédictions de Joachim, abbé de Flore, parut un instant plus menaçante ; elle troubla le monde franciscain par l’attente d’une troisième révélation, l’évangile éternel du Saint-Esprit. Le saint-siège traita avec douceur ces excès du mysticisme italien ; il autorisa la liturgie et le culte de Joachim dans les diocèses de Calabre ; il condamna Jean de Parme, le général des frères mineurs, puis lui offrit le chapeau de cardinal, enfin, le béatifia ; il laissa pulluler les petites sectes des fraticelles et des spirituels, qui continuaient le joachimisme ; il béatifia à son tour Jacopone, le plus bruyant de tous ces sectaires. Il était bien entendu, entre l’église et l’Italie, que selon la parole empruntée à saint Paul par Joachim, « là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté ». On peut assister, dans la Chronique de frà Salimbene, au spectacle de la chrétienté la plus vivante qui fut jamais. La conscience libre, dans la cité libre, telle fut alors la loi de la civilisation italienne. J’ajouterai, la conscience joyeuse, car, ici, l’angoisse de l’autre vie eût été superflue. La sérénité et la bonne humeur sont presque des vertus théologales pour le grand apôtre de ce christianisme, saint François. « Ostendant se gaudentes in Domino, dit-il dans sa règle, hilares et convenienter gratiosos ».

Dans le domaine rationnel, l’Italien du moyen âge n’est pas moins maître de soi-même. Il pense librement et d’une façon très saine. C’est un fait grave que la scolastique ne s’est jamais implantée solidement dans la péninsule. L’Italie a donné à l’école de Paris plusieurs de ses plus grands docteurs, Pierre Lombard, saint Thomas, saint Bonaventure, Gilles de Rome, Jacques de Viterbe ; ceux d’entre eux qui ont repassé les Alpes étonnèrent plutôt qu’ils ne séduisirent leurs compatriotes. Saint Thomas professa devant Urbain IV ses doctrines « par une méthode singulière et nouvelle », écrit Tolomeo de Lucques. La scolastique ne fut docilement acceptée en Italie que par les théologiens et les moines. Au XIVe siècle, Pétrarque et Cino da Rinuccini, dans son Paradis des Alberti, se moquent du trivium et du quadrivium. Les premiers moralistes, Brunetto Latini