Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvrages. La bibliothèque de don Quichotte était commencée. Impuissants à rajeunir la tradition littéraire, les écrivains en cherchèrent une nouvelle. On vit alors à quel point trois siècles de scolastique avaient usé les ressorts de l’esprit français. Comme on ne savait plus raisonner sur des choses réelles, on ne fut plus capable de créer des figures vivantes. L’école, après avoir arrêté la science, dessécha la poésie. On entra dans l’âge des abstractions et des chimères versifiées. Charlemagne, Roland, Merlin, ne sont plus que de purs accidents, des quiddités littéraires que l’on rejette ; désormais, les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, je ne dis pas d’agir : les vices et les vertus, les espèces et les genres qui peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose, sont rejoints, dans la seconde, par les deux hautes quintessences, Raison et Nature, que n’embarrassent point des dissertations de trois mille vers. La prédication subtile envahit tout le champ poétique. L’allégorie théologique se glisse dans le Roman de Renart et en éteint la gaîté. Le symbolisme enveloppe d’un brouillard cette littérature doctorale ; seules, les formes toutes bourgeoises, moqueuses, le fabliau, le mystère, le conte, la sotie, se maintiennent en joie. Mais que nous sommes loin de la Chanson de Roland !

L’art français par excellence, l’architecture ogivale, dépérit du même mal que la poésie. Longtemps elle avait gardé les traditions graves du roman, les solides piliers, les grandes, lignes, les proportions qui rassurent l’œil. Elle respectait alors les lois de la matière. Mais voici qu’elle se passionne pour la légèreté jusqu’à la folie. Elle exagère les hauteurs et les vides, raréfie la pierre, réduit les murs au dernier degré de maigreur, se joue des piliers et des voûtes comme si ces masses n’étaient que des formes géométriques ; la pesanteur et l’équilibre, la loi ne comptent plus pour elle. Il s’agit d’élever dans la nue le rêve ciselé des flèches et des tours ; le détail, raffiné à outrance, multiplié en triangles aigus, afin de supporter l’ensemble aérien, monte toujours et absorbe non seulement les lignes horizontales mais toutes les grandes lignes. La cathédrale, maintenue contre toute vraisemblance, étagée par mille contreforts, véritable sophisme de pierre, fait penser aux syllogismes de l’école, où le raisonnement, privé de raison dans les prémisses, vacille et s’affaisserait s’il n’était soutenu par le sophisme voisin. Cet art tourmenté et malade tuait les autres arts : l’austère statue du XIIe siècle n’aurait plus de place pour se tenir debout ; la statuette délicate du XIIIe est réduite au rôle de broderie ; la sculpture finit par l’imagerie, la laideur se mêle au pathétique dans les Ecce Homo et les Christs de douleur : la Madone, l’Enfant ont perdu toute noblesse ; l’Enfant n’est plus « que le fils d’un bourgeois qu’on