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civilisé a reçu Charlemagne et les héros de la Table-Ronde. La poésie lyrique des Provençaux eut à peu près un pareil rayonnement dans toute l’Europe latine. Nos troubadours ont promené leur lyre en Sicile, en Toscane, en Catalogne, en Portugal. L’Italie laisse entrevoir, dans ses plus anciennes œuvres lyriques, l’influence provençale. Vers l’an 1200, la première littérature de la péninsule, dans la région du Pô et de l’Adige, est réellement franco-italienne. Le troubadour lombard Sordello écrivit en langue d’oïl. Jusqu’au XVe siècle, l’Italie a traduit, refondu, compilé les romanzi franceschi que Dante lisait ; elle mélangeait les matières de France et de Bretagne en des livres populaires qui inspireront plus tard Pulci et l’Arioste. Un si étonnant succès peut s’expliquer par plusieurs causes. La figure de Charlemagne était toujours le plus auguste souvenir de l’histoire. L’empereur avait accompli trois choses qui le rendaient sacré pour le moyen âge : il avait fondé la justice, élevé l’église et repoussé les païens. Il avait ranimé l’image de l’empire romain ; il faisait trembler la terre sous les pas de son cheval. Avec Charlemagne commence vraiment la chrétienté. Derrière lui marchaient ses pairs, Roland, Turpin, Renauld, transfigurés par la gloire de Charles et qui se prêtaient encore mieux que lui aux fantaisies de l’imagination poétique. La réalité historique des personnages de la Table Ronde était bien plus indécise ; mais le moyen âge retrouvait en eux tous ses rêves et toutes ses larmes, l’amour mystique, le culte de la femme, le sentiment résigné de la vie, la voix maternelle de la nature et des fées, la vision du paradis terrestre. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval, Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers, berçaient d’espérance les peuples courbés sous l’oppression féodale, les croisés allant à la terre-sainte, les âmes délicates que le charme d’un amour plus fort que la mort consolait des misères du siècle. Aux poètes de notre Midi l’Europe demandait les mêmes émotions, des chants d’amour et des cris de guerre. La France eut encore le temps, avant l’heure de son déclin, de donner à plusieurs de nos voisins l’épopée moqueuse de Renart, c’est-à-dire la parodie du monde féodal, la revanche des vilains contre les seigneurs, des cœurs médiocres contre les preux, des laïques contre l’église.

La littérature française des hauts siècles exprimait à merveille ce que tout l’Occident pensait, regrettait ou souhaitait. Mais cette littérature, avec sa grâce d’adolescence, n’avait rien encore qui pût déconcerter les nations pour lesquelles, dans l’ordre de la civilisation, la France semblait une sœur aînée. File était d’une candeur exquise, très intelligible à des esprits jeunes. Elle put, sans peine, devenir populaire à l’étranger. Plus parfaite, elle fût demeurée