Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/350

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coordonnées, forment une harmonie où les convoitises du cœur acceptent la discipline de l’esprit, où les violences de l’instinct concourent à la maîtrise de la raison. Jamais l’homme n’a été plus libre en face du monde extérieur, de la société, de l’église ; jamais il ne s’est possédé plus pleinement lui-même. Les Italiens ont appelé virtù cet achèvement de la personnalité. La virtù n’a, il est vrai, rien de commun avec la vertu. Les virtuoses mènent le chœur de cette civilisation. Pour Burckhardt, le réveil de l’âme personnelle, le sentiment que l’individu a repris de sa valeur propre, sont non-seulement le trait distinctif de la renaissance italienne, mais la cause profonde de cette renaissance.

Il fallait indiquer tout d’abord l’idée supérieure qui vivifie l’œuvre de l’illustre professeur de Bâle. Le livre est de premier ordre : il est comme le bréviaire historique de quiconque écrit ou parle sur la civilisation italienne durant la période que limitent, d’une part, le temps de Pétrarque, de l’autre, le concile de Trente. Toutefois, pour le bien posséder, on doit y revenir souvent et se former à la logique et à la méthode du maître. On doit aussi, par la réflexion, élucider plusieurs questions graves que Burckhardt considère comme résolues déjà, et sur lesquelles il n’a donné que de trop rapides aperçus. Les différents groupes de faits qui lui servent à établir sa théorie sont très riches en exemples pour le XVe siècle et le premier quart du XVIe, plus clairsemés pour le XIVe et les années qui suivent Léon X, très rares pour le XIIIe et l’âge de décadence contemporain du concile de Trente. Ainsi, les points d’attache de la renaissance, soit avec le moyen âge, soit avec le milieu du XVIe siècle, sont à peine visibles. Les personnes auxquelles la culture du moyen âge n’est point familière seront déconcertées par l’apparition un peu brusque du génie nouveau de l’Italie ; elles ne saisiront que d’une façon confuse l’originalité de cette révolution intellectuelle et verront peut-être en elle une création spontanée de l’histoire absolument indépendante du passé italien. Puis, parvenu à la dernière division, qui montre l’affaiblissent de la foi religieuse et de la morale dans la péninsule, le lecteur cherchera sans doute la conclusion de l’ouvrage entier ; il se demandera si la fin des vieilles croyances n’a point une relation étroite avec le dépérissement général de la civilisation, avec la ruine politique de l’Italie. Il pourra même se poser une question que je ne crois point paradoxale : ce développement magnifique de l’individualité qui fut, pour la renaissance, le principe même de la vie, n’a-t-il pas été, par ses propres excès, la loi mortelle du déclin ? Il est donc utile d’éclairer à ses deux extrémités le livre de Burckhardt, afin d’en montrer plus sûrement l’ordonnance et le détail.