Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre lui et son ami, et il l’a accusée dans une lettre à Mlle Voland, qu’il jugea lui-même assez intéressante pour l’envoyer à ses lecteurs de la Correspondance. Les deux amis étaient à la campagne, probablement à La Chevrette ; ils se promenaient un soir sur les bords de la Seine, conversant, discutant et revenant sans cesse à la même question. « Diderot voit toujours la vérité et la vertu comme deux grandes statues élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi, ces grandes statues, mais leur piédestal me paraît semé d’erreurs et de préjugés, et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les yeux ne peuvent s’élever au-dessus du piédestal ; ou, s’il se trouve parmi eux quelques êtres privilégiés qui, avec les yeux pénétrans de l’aigle, percent les nuages dont ces grandes figures sont couvertes, ils sont bientôt l’objet de la haine et de la persécution de cette petite populace hargneuse, remplit de présomption et de sottise. Qu’importe que ces deux statues soient éternelles et immobiles s’il n’existe personne pour les contempler, ou si le sort de celui qui les aperçoit ne diffère point du sort de l’aveugle qui marche dans les ténèbres ? Le philosophe m’assure qu’il vient un moment ou le nuage s’entr’ouvre, et qu’alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions que celui de votre retour soit moins éloigné. »

Grimm ne conteste donc pas la réalité substantielle du vrai, si j’ose ainsi parler, mais il doute que personne ici-bas arrive à le découvrir, et c’est pourquoi, dans la même lettre, il reproche à la philosophie de prêter à ses idées plus d’évidence qu’elles n’en comportent, de donner pour démontré ce qui est seulement vraisemblable, d’établir, enfin, trop impérieusement ses opinions, il n’aime pas que le penseur abonde dans son propre sens. Il redoute les convictions sûres d’elles-mêmes. « Une vue grande et sublime, dit-il, une idée profonde et lumineuse, négligemment jetée, vous frapperont bien plus sûrement qu’une vérité laborieusement démontrée. » La science au fond n’est point faite pour l’homme : elle sert surtout à délasser l’intelligence et à adoucir les mœurs. Pourquoi des systèmes là où les conjectures seraient seules à leur place ? Pourquoi confondre les degrés de certitude et exiger le respect de la foi pour de simples opinions ? « Quelle folie, quelle faiblesse, quelle pauvreté malheureusement inséparable de la nature de ce petit animal orgueilleux qu’on appelle homme, d’élever sur deux ou trois faits, qu’il peut savoir au bout de plusieurs siècles de recherches, un édifice que le souille d’un enfant peut renverser, et