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difficulté. Par instans, il retrouvait des éclairs de son ancienne gaîté, surtout près des enfans, qu’il aimait. Bientôt il retombait dans son hypocondrie ; des souvenirs concordent avec des notes écrites par Tourguéuef, après sa première visite à l’auteur des Ames mortes. — « De petits yeux bruns, une pointe de malice encore dans le regard fatigué ; une physionomie de renard ; dans toute la tournure, quelque chose du répétiteur d’une école de province[1]. » De tout temps. Nicolas Vassiliévitch avait eu cet extérieur ingrat et cette gaucherie, avec la timidité qu’elle engendre. Cela explique peut-être pourquoi les biographes n’ont trouvé dans sa vie aucune trace du passage d’une femme ; et l’on comprend ensuite l’absence de la femme dans son œuvre.

Une légende universellement acceptée, comme celle du mysticisme, veut que Gogol soit mort halluciné, épuisé par les macérations et par les jeûnes. Ou m’assure de bonne source qu’il fut emporté par une complication typhoïde, survenue pendant une recrudescence de son mal. La nature de ses souffrances est imparfaitement connue, comme l’état de son esprit durant les dernières années. On avait cessé de regarder dans ce puissant cerveau, depuis longtemps vide d’images et de joie. A l’âge où d’autres commencent leur tâche. Il terminait la sienne ; la rapide usure de l’homme russe avait triomphé de lui. Une fatalité mystérieuse a pesé sur tous les écrivains de sa génération, balle ou coup d’épée, désordre nerveux ou consomption, quand ce n’est pas un accident tragique, c’est une langueur inexpliquée qui les abat aux environs des quarante ans. Cette hâtive et prodigue Russie traite ses enfans comme ses plantes ; elle les fait magnifiques, les presse de fleurir, elle ne les achève pas et les engourdit en pleine sève. D’elle, de ses fils et de leurs idées, on peut dire ce que le philosophe écrivait à une pauvre femme : » Vous êtes sacrifiée d’avance, parce qu’il n’y a pas d’équilibre entre votre esprit et votre action. » — A trente-trois ans, après la publication des Ames mortes, les facultés productrices étaient déjà ruinées chez Nicolas Vassiliévitch ; à quarante-trois, il finissait, de s’éteindre, le 21 février 1852. L’incident fit peu de bruit. La faveur impériale avait oublié ce littérateur ; depuis 1848, ils portaient tous ombrage. On blâma le gouverneur de Moscou, qui avait revêtu les cordons de ses ordres et accompagné le cercueil. Tourgnénef fut exilé dans ses terres en punition d’une lettre où il appelait le défunt : grand homme.

La postérité s’est chargée de ratifier ce titre. Quelle place faut-il assigner à Gogol dans le panthéon littéraire ? Mérimée la trouvait « entre les meilleurs humoristes anglais. » Le rang me semble

  1. Tourguénef, t. I. p. 64 des Œuvres complètes, édition de Moscou.