Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontrerez surtout dans les vieilles provinces, où Gogol les a perdus sans achever leur histoire. Car Tchitehikof n’est pas mort ; le prévaricateur et l’intrigant attendent toujours sa visite. Que de lois, durant les longues traites sur les routes de la steppe, en croisant dans le brouillard la britchka solitaire du marchand ou de l’officier, je me suis surpris à regarder sous le tas de fourrures’, pensant que c’était lui ! Et dans l’aigre carillon des sonnettes qui riaient ou sanglotaient, — on ne sait jamais avec les sonnettes russes, — je croyais entendre l’écho du rire mystérieux, dominant le bruit de la pluie d’automne, le murmure inquiet des trembles.


V

Gogol revint de Rome vers 1846. Sa santé déclinait rapidement, les accès de fièvre lui rendaient tout travail difficile. Il se reprenait avec une passion désespérée à ses Ames mortes : sa plume, errante au gré de ses nerfs, le trahissait Ce fut dans une des crises de son mal qu’il brûla tous ses livres et le manuscrit de la seconde partie du poème. Les choses de la foi l’absorbèrent bientôt tout entier, II désirait faire le pèlerinage de terre-sainte ; pour se procurer les fonds nécessaires, dit-il dans une préface, et pour solliciter les prières de ses lecteurs, il publia son dernier écrit. Les Lettres à mes amis. Ce sont des épîtres de direction spirituelle, entremêlées de plaidoyers littéraires auxquels j’ai fait plusieurs emprunts. Aucun de ses ouvrages satiriques ne lui valut autant d’ennemis et d’injures que ce traité de morale religieuse. J’aurais bien de la peine à faire comprendre l’émoi qu’il suscita et les polémiques prolongées jusqu’à nos jours : pour y réussir, il faudrait esquisser une histoire des idées durant cette période si peu connue, la seconde moitié du règne de l’empereur Nicolas. La matière déborderait mon sujet ; je me borne à de courtes indications, en renvoyant les curieux aux excellens travaux de M. Schébalsky[1]. Au cours des années qui allèrent de 1840 à la guerre de Crimée, on vit se constituer les deux grandes écoles intellectuelles qui se disputent la Russie contemporaine et y tiennent lieu de partis politiques. L’école « libérale » se manifestait à l’aide de subterfuges et triomphait presque sans contradicteurs. Tous ceux qui se piquaient de penser professaient une philosophie transcendantale, empruntée à Hegel et à Feuerbach pour L’Allemagne, à Saint-Simon, à Fourier, à Proudhon pour la France. « Je me passerais plutôt de souliers que des livres de ces apôtres, » écrivait un étudiant. La jeunesse était ralliée tout entière derrière

  1. Messager russe, novembre-décembre 1884, février 1885.