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invisibles ; il n’admet pas qu’il faut beaucoup de profondeur d’âme pour éclairer un tableau emprunté aux côtés méprisables de la vie, pour en faire un chef-d’œuvre. (Chaut VII).


J’emprunte aux Lettres sur les âmes mortes deux passages tout à fait significatifs :


Ceux qui ont disséqué mes facultés d’écrivain n’ont pas su discerner le trait essentiel de ma nature. Ce trait n’a été aperçu que du seul Pouchkine. Il disait toujours qu’aucun auteur n’a été doué comme moi pour mettre en relief la trivialité de la vie, pour décrire toute la platitude d’un homme médiocre, pour faire apercevoir à tous les yeux les infiniment petits qui échappent à la vue. Voilà ma faculté maîtresse. — Le lecteur est révolté de la bassesse de tous mes héros ; il lui semble, en fermant le livre, qu’il sort d’une cave asphyxiante et revient à la lumière du jour. On m’eût pardonné si j’avais montré des scélérats pittoresques ; on ne me pardonne pas leur bassesse. L’homme russe s’est effrayé de voir son néant. (Lettre III.)

Mon ami, si vous voulez me rendre le plus grand service que j’attende d’un chrétien, ramassez pour moi ces trésors (les petits faits quotidiens) partout où vous les trouverez. Que vous coûterait-il d’écrire chaque soir, sous forme de journal, des notes dans ce genre : — Entendu aujourd’hui telle opinion, causé avec tel homme : il est de telle condition, de tel caractère, convenable et de bonne mine, ou bien le contraire ; il tient ses mains ainsi, il se mouche ainsi : il prise son tabac ainsi… En un mot, tout ce que votre œil perçoit, des plus grosses choses aux plus petites. (Postface des Lettres'.)


On voit que le « document humain » était inventé en Russie il y a beau temps.

Avec la forme, Gogol laisse à ses héritiers le fond commun où ils vont puiser. La plupart des types généraux sur lesquels vit le roman russe ont leur embryon dans les Ames mortes. Voyez surtout, dans le chant VII, ce propriétaire rural, Tentétnikof. Son histoire intellectuelle nous est contée dans toutes ses phases, éducation, jeunesse, stage dans l’administration, Lassé « d’administrer sur le papier des provinces distantes de 1,000 verstes et où il n’a jamais mis le pied, » Tentétnikof revient s’établir dans sa terre, tout brûlant de grands projets, d’amour pour ses paysans, de zèle pour l’agronomie et les réformes. L’idylle s’évanouit vite ; la mésintelligence naît entre les paysans et le seigneur, qui se méconnaissent réciproquement ; ce dernier, pris de dégoût, abandonne ses beaux desseins, jette le manche après la cognée et tombe dans la torpeur finale. Toute l’activité des Russes s’est réfugiée dans l’idéal de