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tous les moralistes de ce temps, vous reconnaissez le sophisme fondamental de Rousseau, qui a empoisonné la raison européenne.

A la fin de la première partie, en racontant les origines de Tchitchikof, l’auteur essaie de le de fendre dans un plaidoyer moitié ironique, moitié sérieux :


Qu’il ne fût pas un héros, rempli de perfections et de vertus, c’est évident. Qu’était-il donc ? Un gredin ? Pourquoi un gredin ? Pourquoi cette sévérité à juger autrui ? Aujourd’hui, il n’y a pas de gredins chez nous ; il n’y a que des gens aimables, bien intentionnés… Le lecteur, qui est l’ami de Tchitchikof dans la vie quotidienne, qui fraternise avec lui et le trouve d’un commerce agréable, ce même lecteur va le regarder de travers, en tant que personnage d’un drame ou d’un poème. Le sage ne s’indigne d’aucun caractère ; il les pénètre tous d’un regard attentif et les décompose en leurs élémens premiers… Les passions de l’homme sont nombreuses comme le sable de la mer, aucune d’elles ne ressemble aux autres ; nobles ou basses, toutes commencent par obéir à l’homme et finissent par prendre sur lui une domination terrible… Elles sont nées avec lui, dès la première minute de son apparition en ce monde, et il est sans force pour leur résister. Sombres ou lumineuses, elles accompliront toute leur carrière…


De cet essai de psychologie positiviste, l’écrivain remonte par un adroit circuit aux desseins de la Providence, qui a tout ordonné pour le mieux et saura se retrouver dans ce chaos. — Je ne fais qu’indiquer la marche des idées ; il faudrait citer en entier le fragment, indispensable pour bien entendre la conception de Gogol. Je découvre avec stupéfaction que le traducteur français l’a retranché. Les traducteurs ont parfois un singulier critérium pour les mutilations qu’ils croient devoir pratiquer.

Ce que j’eusse voulu montrer dans ce livre, c’est le réservoir de la littérature contemporaine, l’eau more où sont déjà cristallisées toutes les inventions de l’avenir. Forme et fond. Gogol a tout digéré pour ses successeurs.

La forme, c’est le réalisme, instinctif dans les œuvres précédentes, conscient et doctrinal dans les Ames mortes. J’emploie ce terme parce qu’il est d’un commun usage ; je ne me dissimule pas qu’il est mal défini et je ne prétends point trancher les débats qu’il soulève. Le réalisme, diront ses adeptes, est la méthode d’observation et de représentation littéraires par laquelle nos contemporains voient la vie telle qu’elle est. Le sceptique répondra : telle qu’elle est pour eux, c’est-à-dire telle qu’il leur plaît de la voir. Si le mot se flatte d’exprimer un résultat certain, je le récuse ; on n’a pas encore démontré que la réalité objective puisse être saisie et